SUR LE LAMPADAIRE
Voyage en lampadaire
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
VOYAGE EN LAMPADAIRE

Adeline Zoursdru était accro au Lampadaire et chaque soir elle lisait, relisait, dans son lit sur son smartphone les écrits en ligne. C’était un rituel hérité de l’enfance, quand elle lisait à la lampe électrique cachée sous ses draps parce que ses parents lui disaient : « Tu n’as pas autre chose à faire que de perdre ton temps à lire ? ». Elle prévoyait de partir et se disait, « Zut, c’est râpé pour les patronnes qui n’aiment que Laforgue et se tapent le coquillard du reste, mais peut-être que ça intéressera Hubert Lambert le voyage à la mer que je projette de faire ? Après tout c’est lui qui lit dans son cagibi. » Oui, elle était shooté au Lampadaire si bien qu’en pédalant elle les repérait instinctivement et en vit trois à l’intérieur des demeures.

Dans sa course deux fois elle voit la lune. Bof, ce n’est pas extraordinaire. Mais deux fois seulement, deux fois alors qu’elle passe son temps à regarder les étoiles, deux fois dont la première dans un jeu de mots foireux : Et lune et l’autre. Quand S. Freud écrivait Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, il eut un problème avec ce mot, pas tant qu’il trouvait que ce mot manquât d’esprit, mais parce que la Zoursdru ne verbalisait pas et qu’intérieurement elle se récitait les vers de Michele Tortorici :
E chi poteva pensare che te avrei trovata
Même ici, assez proche
All Empire da sembrare
Une compagne de voyage à travers
Il cielo. E chi pen sava che ti saresti fermata
T’arrêterais pour regarder ces routes encaissées…

Se mélangeant les pédales avec la traduction de Danièle Robert. Laissant tomber l’italien car Freud n’y comprenait rien empêtré dans son allemand, elle se murmurait même ici, assez proche/ une compagne de voyage à travers/ t’arrêterais pour regarder ces routes encaissées : c’est tout ce que je veux faire, il a trouvé les mots pour mon voyage.

Du nord au sud elle en a suivi des routes encaissées en traversant la douce France pays de son enfance. Mais pas seulement dans les vallées, pas uniquement sur les chemins boisés ou encore les layons champêtres embourbés, non, ce qui la frappait c’est aussi les villes ou les hameaux qui se gonflaient, qui enflaient pour être ville. Où les murs vous enchâssaient. Petite elle était fascinée par ces murs, cette peau de la ville où il était inscrit défense d’afficher loi du 21 juillet 1881 et où pourtant, à travers l’histoire, chacun y mettait son tatouage. Elle s’arrêtait aux démolitions quand le bâtiment dépecé laissait voir le papier peint, la cheminée et la salle de bain. N’est-ce pas Hubert que c’est dégoûtant et fascinant ? Des murs, elle en a vu, mais tout particulièrement des murs de briques que l’on retrouve du nord au sud, des rangées de briques que l’on retrouve avec des teintes différentes. Et toujours parcourant le damier elle recherchait ce qu’écrivait Françoise Gérard : la teinte de cette brique, moins rouge que d’autres et éclairée de l’intérieur par quelques grains de sable qui se révélaient capables de transformer l’uniformité d’un simple mur en une symphonie de couleurs …Mais du nord au sud, elle n’a pas vu le Saint Graal, que des cases où l’on devait ranger ses devoirs de vie.

Même ici, proche/ une compagne de voyage à travers/ t’arrêterais pour regarder ces routes encaissées, murmurait-elle. Et cette compagne de voyage c’était la lumière. Anche qui, cosi vicina, clamait-elle en italien pour que Sigmund n’y comprenne rien. Anche qui, cosi vicina et la lumière s’enroulait sur son pédalier lui donnant la force de l’aventure. Cette lumière tantôt si fière, tantôt si discrète, cette lumière des pays de briques qui tantôt plombante écrasait la pierre, l’asséchait, tantôt caméléon se dissimulait dans le nuage, cette amie qui tant de fois lui avait permis, au coin de la fenêtre chère à Sophie Saulnier, de résoudre ses problèmes, parfois mathématiques, de lire tant de lettres et de cartes postales, tant de fois veillée sur le sommeil du chat qui se lovait sur ses journaux, cette amie pouvait être ennemie. Adeline était prévenue, toute petite on lui avait interdit de regarder le soleil et quand, en cachette, elle avait essayé, elle ne pouvait plus apercevoir l’arbre, elle ne pouvait plus voir sa poupée, ni la maison, le soleil recouvrait tout. Il avait fallu aussi qu’elle prenne des verres fumés à la bougie une fois pour regarder une éclipse du soleil. Anche qui, cosi vicina, c’est toujours surprenant, choquant, qu’une si tendre amie puisse devenir une ennemie intime. Ainsi sur la photo, Ariane était véritablement décapitée par un trait de soleil de Pasiphae. Pourquoi tant de haine ? Pourquoi faire de cette amie une arme si meurtrière ? C’est Joseph Pasdeloup qui explique le sinistre dessein : Si je l’éblouis, pense Pasiphae, si je l’éblouis suffisamment longtemps, elle deviendra aveugle, les yeux blancs tournés vers l’intérieur et jamais personne ne l’aimera, ou ne fera semblant de l’aimer, et je garderai Thésée, et je garderai la petite Phèdre … Le visage au soleil, au coin de la fenêtre, elle pleurait en regardant la photo, à chaudes larmes, ce n’était pas une larme de larmes, c’était un torrent de désespoir, une crue d’amertume devant la trahison, mais ses larmes sitôt sorties des glandes lacrymales s’évaporaient, si bien que l’on ne s’en apercevait pas. Elle paraissait insensible et pourtant, elle pleurait devant cet aveuglement.

De lampadaire en lampadaire, avec pour compagne la lumière et les larmes, Adeline arrivait au terme de son voyage: la mer, E chi poteva pensare che te avrei trovata. Elle se disait : « Adeline à la plage, ça ferait un beau titre, surtout pour un film. Adeline, qui veut dire « noble », a tout à fait une tête de conte moral. » De temps en temps, elle parlait d’elle à la troisième personne en raison de sa noblesse. Elle croyait être arrivée au bout du bout de ses larmes. Et pourtant, ce n’était pas fini. Ce n’était pas une plage banale qui vous laisse une droite d’horizon trompeur. En face il y avait une île. De loin, une île, c’est ce que l’on voit, ce qui vous saute à l’œil non embué, une forme qui saute de l’eau comme un dauphin ou une baleine et pourtant qu’on ne voit pas car trop lointaine avec sa face cachée comme la lune. Voilà, c’est une lune en pleine mer. C’est aussi une terre prisonnière de l’eau, embastillée comme un vulgaire voleur de pain. Une île, c’est, de loin toujours mystérieux quelle que soit la saison. C’est ce que traduit Anne Cauquelin : Sur l’île, l’hiver avait été particulièrement rude. Les brumes n’avaient pas quitté les hauteurs du F'Jou, d’où elles se répandaient, immobiles sur les plaines en bordure des forêts. Celles-ci restaient impénétrables, bien qu’on distinguât très nettement leurs masses sombres qui limitaient les nuages pesants, d’un jaune sulfureux que le F'Jou nous envoyait. Leur aspect même désespérait l’approche défendues comme elles l’étaient par cette barrière de brouillard. De la plage, voilà comment apparaît une île, floue à travers les larmes de joie et toujours trop loin, impénétrable comme un chagrin. C’est une distance qui nous met dans le brouillard et rend notre imagination contradictoire, on y voit des dragons et des chapeaux de Napoléon.

Alors, Adeline qui croyait en avoir terminé avec son voyage, son éphémère voyage malgré la longueur des plaines et les vagues des montagnes, vit qu’elle n’était pas arrivée au bout de ses alarmes. Maintenant il fallait traverser jusqu’à l’île. Les vers sont prophètes : Même ici, proche/ Une compagne de voyage à travers/ T’arrêterais pour regarder ces routes encaissées. Une compagne de voyage à travers ! Je ne sais si vous avez traversé en bateau pour aller sur une île, forcément en bateau, mais c’est un moment magique. La Zoursdru en avait fait des traversées pour aller à Tavira, Berlinghua, l’île d’Yeu, Formentera, ou encore traverser la Gironde, la baie d’Along ou le Mekong. A chaque fois c’était le même mystère. Sur le pont, obligatoirement, coincé d’un bord à l’autre, elle était muette, seuls l’ouïe et les yeux étaient en éveil, à ce moment, dans le chaudron chauffé par le soleil ou les traînées du ciel seul le corps peut parler comme le dit Agnès Jauffrès. D’un bord à l’autre, elle était l’immobilité animée, l’attente impatiente et en même temps l’embrassade des retrouvailles. Elle était en oblique, transversale, rien ne se mettait en travers de ses sens. Elle traversait l’air et la lumière coincée entre le chant du moteur et de la vague qui faisaient un bœuf. Là, dans ce nulle part enchanté lui revenait « le souvenir ». Elle le retrouvait seulement maintenant à cet instant de la musique jetée à travers la mer comme le dit si bien Marguerite Duras citée par Mme Jauffrès.


Michel Lansade
écrit pour le Lampadaire, mai 2014