ATTENTE/ERRANCE
Compter les heures
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COMPTER LES HEURES
(14)
Départ

Je suis bien ici, comme je suis bien ; je suis seule, Germaine n’est plus là. Le totem l’a emportée, et je la vois encagée là-haut, suspendue dans les airs. Elle fait des grands gestes. Elle crie tout bas. Des sons inarticulés lui restent coincés dans le gosier. Je fais semblant de ne pas m’en apercevoir. N’gono tõgolo ne veut pas la laisser parler. Ni da, ni ka fyele. Tous ses organes de la parole se sont ligués contre elle, révoltés. Ceux du haut du corps, ceux du bas du corps, plus rien dans la vessie pour assouplir son discours, ni les poumons n’aèrent ses mots, ni les intestins ne veulent provoquer de leur mouvement incessant le vent de l’âme. L’air ne circule plus chez elle. Asséchée. J’ai mon lexique des mots du corps, je sais comment ça marche. Je sais le parcours de la parole. J’ai appris – que croit-on que je fais ici. Je commence à l’enseigner à l’oiseau-esprit-de-la-grue, le pur esprit de la grue : il sait dire sono bara la vessie, dogo yoro organes cachés les sexuels, nuguw intestins, komo kiliw reins, fugovugo poumons, tye foie, ka fyele trachée, n’gono tõgolo gosier, da bouche. L’oiseau les connait par cœur, parce qu’il doit se fabriquer ses propres organes de la parole s’il veut parler, alors il se répète les mots magiques, jusqu’à ce que la chose arrive. Jusqu’à ce qu’il se crée un intérieur. C’est à lui de faire, moi je lui ai fait son extérieur, sa beauté féroce.

Germaine fait le guet là-haut. Le guet de la gourde qui incarne l’attente. C’est son tour. Qu’elle regarde et qu’elle me prévienne quand quelque chose arrivera ! Qu’elle fasse enfin son travail cette fausse cousine qui n’est pas ma sœur. Je suis à moi seule Marie et Anne. Peut-être lui mettront-ils un grand voile pour la protéger du soleil. Et de la pluie. Elle va cuire là-haut. Ou se noyer. L’air, l’eau, le feu explosent dans sa douleur. Sans mots. Tant pis pour elle, qu’ils se débrouillent avec elle. Seules digɛ déesse de la nuit et aga de l’aurore lui seront bénéfiques, elle les attendra toute la journée et regrettera leur départ. Qu’elle cherche les signes annonciateurs, le nuage de poussière formé par le galop des chevaux de ses frères sauveurs, de son oncle, de ses cousins, la boule bleue ou rouge du nuage porteur de la peste et du choléra, porteur de toutes les maladies du monde ; la boule rouge ou bleue du nuage porteur de la masse compacte de tout ce qui est, dans le monde entier, inaudible. Qu’elle regarde le monde rougeoyer à travers ses yeux brûlés par le soleil, inondés par la pluie. Qu’elle écoute, qu’elle cherche à entendre. Qu’elle attende et qu’elle souffre.
Elle est punie. Je l’ai vue parler à l’homme aux chiffons. Il l’a emmenée, il l’a gardée pour lui, et maintenant je suis seule.
Enfin.
Que vont faire les oiseaux ? Je leur ai promis d’aller les voir, mais je ne veux plus y aller maintenant qu’il y a Germaine et l’homme. Il faut qu’ils se débarrassent de l’homme, au moins de l’homme, alors j’irai.
Barnabé ne viendra pas. Il m’a abandonnée. Qu’elle regarde s’il arrive. Je l’attends. Il n’arrivera pas à se débarrasser de moi comme il l’a fait de ses autres femmes. Je suis partie, je l’ai laissé sur la lagune ; il s’est enfui et m’a enfouie dans le sable. Qu’il vienne me chercher ici.


Je n’ai rien à attendre.
Ici j’ai retrouvé ma dignité. Je suis moi.
Emme = Emme
emme ça veut dire moi, ça veut dire mon, ça désigne tout ce qui est de moi, je peux dire emme quand je veux dire je. Tout peut rentrer dans ce mot qui m’entoure comme un cercle magique tracé autour de moi, autour de emme.
Que emme trace autour de emme.
Emme est mon nom, mon nom dogon, en dedans et en dehors
de emme enfermement
Signé Emme


L’amour est une dure réalité où tous les moyens sont bons pour l’obtenir
mais pas emme, pas pour emme, elle s’en fiche.
L’homme va-t-il tomber de sa grue. Que font les oiseaux ? ils tardent trop. Je dois partir.
Loin de la Loire ; où la retrouver ?
Amoenus, Almus, Fecundus, Piscosus, Declivis, Praeceps, Citus, Concilus, Prosperans, Rapidus, Tumidus, Effusus, Exudans, Vagus, Arenosus.
E.


L’homme caché dans ses chiffons, est-ce Barnabé ? Je n’ai reconnu ni ses yeux, ni sa voix. Il s’est déguisé. Pourquoi a-t-il pris Germaine alors ?
Il agit sans connaissance de cause. C’est moi qu’il devait venir chercher. Les oiseaux doivent me venger. Que font les oiseaux ? Ils ne me parlent plus ?
E.


aga,
lo̜llogo̜ro lawalo̜gū bo̜y
oiseau, ô, salut
l’oiseau aux écailles de bois est prêt
n’guma à parler seule lui apprendrait
n’guma la parole secrète à moi apprendre
ye no̜n emme̜ g’imbere̜ sagyã bo̜y
ta voix j’entends
malgré mes dépends
mon costume est prêt
awa vidyu dyu marie-emme awa vidyu túnuyo bo̜y
malgré mes dépends
no̜n bire̜ na yonugu na
parole bonne est-ce ? mauvaise est-ce ?
na
mon matériel est prêt,

digɛnaï,
j’ai fini toutes mes inscriptions sur les murs des maisons,
une boîte dans mon stylet et ma réserve de sable mural j’ai mis
mon papier de recouverte me suis
n’écrirai plus jamais sur l’ordinateur, fini cyberespace, proscrits, indésirables,
au nez je leur ris, il y a d’où se tordre de rire, tordons

digɛ,
du papié j’ai assez
et le faire je sais
j’ai assé
lɛdonsdudéserjéasséavɛc
m’en allé je peux
je m’en vɛ
n tagara

digɛ
aga
digɛ


Sophie Saulnier,
«Compter les heures»©
extrait d'un récit long, 2015