PORTRAITS DE FAMILLE 3
Il existe différentes façons de mourir
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
IL EXISTE DIFFÉRENTES FAÇONS DE MOURIR, SE DIT ARIANE. PUISQUE LA PREMIÈRE N’A PAS RÉUSSI, MALGRÉ TOUS SES EFFORTS, ELLE, SA MÈRE, QUE RIEN N’ARRÊTE, EN TENTERA BIEN UNE AUTRE.

Il faut d’abord disposer d’un fauteuil, un grand fauteuil, plutôt en skaï qu’en cuir, c’est plus froid contre la peau nue. Ce fauteuil se règle à grands coups de clacks.

Ne vous inquiétez pas, cela va faire clack dit la femme en blanc.
Quelques secondes après, le temps de tourner autour du fauteuil, ne vous inquiétez pas, cela va faire clack, redit la femme en blanc.
Qu’à cela ne tienne ! pourquoi prévenir d’une chose si banale ? le fauteuil se règle brutalement et fait clack, ah bon ! où est le drame?

Attends un peu, Ariane, ne fais pas la fière tu devrais te méfier.

Le fauteuil est trop grand, beaucoup trop grand pour Ariane, alors entre son dos et le skaï, on bourre d’une matière qu’elle ne peut identifier, c’est dans son dos. C’est mieux ainsi ? Ariane répond oui, rassurée qu’on s’occupe de son confort, oui, elle est mieux calée.

Elle ne comprend pas encore que ce calfatage est destinée à éviter tout mouvement arrière, tout recul, tout soubresaut. Il la faut immobile, immobilisée. Surtout ne pas bouger.
La femme en blanc rapproche le fauteuil de la machine à laquelle elle accroche Ariane. Accrochée est le mot juste, se dit Ariane, je suis accrochée. Par la peau.

Attention, Ariane, les choses se compliquent. Tu dois mettre ta tête sur le côté, juste la tête, sinon le grand rayon lumineux te transpercera le cerveau. Et le reste du corps ne doit pas bouger, ne peux pas bouger. Tu es coincée, Ariane.

Ils, ou elles, sont trois maintenant, un homme et deux femmes. Les trois portent des masques. La première, la femme en blanc, est une sorte d’esclave, elle garde le silence devant l’homme et la femme qui viennent d’arriver, elle obéit à leurs ordres. Ils ne la tutoient pas, ils sont supérieurs : vous avez allumé la machine ? les aiguilles sont à la bonne place ? ils vérifient.

Mais pourquoi le claquement du fauteuil ? Quel rapport avec l’aiguille ? Plusieurs aiguilles ?

Car devant Ariane assise dans son fauteuil trop grand -- ses pieds ne touchent pas terre -- se dresse une machine, se dresse oui vraiment, comme une plate falaise d’une couleur beige indéterminée. Elle a le visage si près de la falaise qu’elle n’en voit pas le détail, qu’elle ne peut en analyser le fonctionnement, et puis elle fait encore confiance.

Voulez-vous que je vous explique tout ce que je fais, lui demande la femme-chef, ou que je ne vous dise rien ? Bien sûr, vous m’expliquez, lui répond Ariane. Une question à ne pas poser, pour qui me prend-elle ? Une idiote qu’on assassine sans sommation, une inconsciente qui passerait l’arme à gauche l’air de rien, moi, Ariane, qui refuse de dormir, toujours, parce que je veux saisir l’instant de l’endormissement, et que le saisissant je le rate. Cette course toujours de l’instant basculant de la conscience à l’inconscience, tout en voulant garder la conscience de l’inconscience. Mais tu ne comprends pas, tente d’expliquer sa mère, que c’est impossible, tu ne peux pas avoir les deux. C’est comme le beurre et l’esprit du beurre, je lui demande, non c’est comme le beurre et l’argent du beurre, me répond-elle. Le beurre et l’esprit du beurre tu les as ensemble en achetant ton beurre, mais quant le beurre tu as, tu as encore l’esprit mais plus l’argent. Comprends-tu ma fille ? Ne confonds pas esprit et argent, et reviens sur ta machine, regarde le plat de la falaise, regarde l’aiguille.

Ariane refuse de regarder l’aiguille, il lui suffit de la sentir s’enfoncer dans sa chair. Mais vous me faites mal avec votre machine à coudre, dit-elle aux deux tortionnaires qui prétendent que ce n’est rien. Il faut le faire encore et encore. On ne peut plus rien pour vous. Vous avez envie de vomir ? demande le tortionnaire en chef Oui, répond la pâle Ariane qui se sent proche de la mort. Ariane suffoque, elle pense mourir dans ce spasme qu’elle éprouve pour la première fois. Non, elle n’a pas envie de vomir, c’est le cœur tout entier qui veut sortir de son corps, respiration bloquée. Et si je meurs maintenant, il faudra tout recommencer, se dit Ariane. C’est fini, Ariane, c’est fini, tu peux respirer.

Joseph Pasdeloup,
Il existe différentes façons de mourir, se dit Ariane. Puisque la deuxième n’a pas réussi, malgré tous ses efforts, elle, sa mère, que rien n’arrête, en tentera bien une autre, 2021