QUAND LES AUTEURS SONT DES PERSONNAGES
Ludwig dans le living
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS

LUDWIG DANS LE LIVING
chapitre 1. Du lait



1.10 - C'était un soir d'octobre 2032, un soir comme la plupart des soirs au cours des quarante-sept années que j'ai passées sur cette Terre, ma mère épluchait des concombres dans la cuisine et je lisais un ouvrage de philosophie analytique dans le salon. Cela cessa de l'être au moment où j'entendis la sonnette : personne ne sonnait jamais chez nous, ma mère n'avait pas d'amis et moi je préférais ne pas les recevoir à la maison pour ne pas déranger. Du reste, je n'en avais pas beaucoup non plus..

1.11 - Je vais voir ce que c'est, je dis en me levant du fauteuil. Bien que je sois encore un jeune homme, du moins sur le plan de l'intellect et de l'amour, j'ai quelques rhumatismes aux genoux à cause de toutes ces journées passées dans les bibliothèques et centres d'archives. Je mis plusieurs minutes à me lever, enfiler mes pantoufles, retirer mes lunettes de vue rapprochée et les ranger dans leur étui, trouver l’étui de mes lunettes de vue à distance et les poser sur mon nez, passer par le couloir du rez-de-chaussée, le garage, le couloir de l'entrée, enfin sor­tir mon trousseau de clés et déverrouiller les verrous un à un. Il y a beaucoup de couloirs à la maison et beaucoup de verrous sur la porte (que nous fermons tous après 18 heures, tandis que ma mère n'en ferme que trois la journée), c'est ainsi que mon père l'avait conçue lorsqu'il avait fait construire le pavillon dans les années 1980, après quoi il avait disparu.

1.12 - J'ouvris la porte et je le vis : Ludwig Wittgenstein. Ludwig Johann Wittgenstein, le philosophe autri­chien, en chair et en os les pieds sur le paillasson, me regardant avec ses yeux de fou, moi, le spécialiste de philosophie wittgensteinienne, comme s'il s'était agi d'une rencontre fortuite.

1.13 - Bonsoir, je finis par murmurer en sortant mon mouchoir de poche pour essuyer mes lunettes de distance. Vous avez sonné? Il me regarda deux bonnes minutes sans rien dire, pendant lesquelles j'eus tout loisir de nettoyer mes lunettes, de les rechausser et de constater qu'il s'agissait bien de lui : Ludwig Wittgenstein. Il ouvrit la bouche, émit un gargouillis, la referma. Ses yeux allaient de moi au garage, au chiffon à lunettes que je tenais machinalement, à mes pantoufles, ses yeux allaient et venaient avec une agitation extrême, comme ceux d'un fou, à vrai dire comme je m'imaginais les yeux de Ludwig Wittgenstein puisqu'il était de notoriété publique qu’il n'était pas loin d'être fou. Enfin il parla.

1.14 - Lait, fit Ludwig Wittgenstein. Un peu de lait. Blanc. Le lait est blanc. Un peu de lait est blanc. Le lait de la vache est blanc. Le peu de lait de la vache est blanc. Le peu de lait est vache. La vache est blanche...

1.15 - Il parlait d'une voix timide et douce, avec beau­coup de difficulté, butant sur un mot, en lâchant trois autres en mitraillette juste derrière, posant par­tout sur le monde ses yeux affolés. Comme je ne bou­geais pas, il entra dans le vestibule. Il avança vers la cuisine à l'odeur. Ma mère coupait des concombres. Enchantée, elle dit en levant un instant les yeux de ses épluchures. Ludwig contempla la pièce avec angoisse. J'ouvris le frigo dans un état second et lui servis un verre de lait de vingt-cinq centilitres. Il le but d'un trait puis partit dans les couloirs de la maison. Ma mère et moi dinâmes dans la cuisine. Je mangeai très peu, ma mère avait pourtant préparé une salade de riz, j'aimais beaucoup ses salades de riz, surtout les bâtonnets de surimi qu'elle mettait dedans. Mais j'avais l'estomac renversé à cause de Ludwig Wittgenstein, pour tout dire je me question­nais sur ma santé mentale. Questionnement qui ne ferait que s'amplifier les jours suivants. À travers la porte du living-room, j'entendais le philosophe autri­chien parler seul, ou plutôt marmonner - marmon­ner serait le terme le plus approprié pour décrire sa manière de s’exprimer.

1.16 - Tu fermeras bien les verrous derrière ton ami, dit ma mère en débarrassant la table. Et ne te couche pas trop tard. Puis elle monta dans sa chambre. Je rejoignis Ludwig dans le living-room. Il était assis à la place de ma mère, côté gauche du sofa en laine torsadée, regardant attentivement son verre de lait vide sur la table basse. Il tourna les yeux vers moi.

1.17 - Lait écrémé, il fit encore. Lait demi-écrémé. Lait entier. Le lait entier n'est pas le lait écrémé. Le lait écrémé n'est pas le lait demi-écrémé. Le lait demi-écrémé n'est pas le lait entier. Pourtant : lait entier, lait demi-écrémé et lait écrémé sont chacun une forme de lait qui…

1.18 - Je lui en servis un second verre. Puis un bol. La chose la plus impressionnante n'était pas tant de le voir là, philosophe analytique autrichien contem­plant son bol de lait sur le canapé de ma mère, alors même qu'il était censé être mort le 29 avril 1951. C’était surtout de voir sont parfait état de conservation, yeux inquiets et tignasse désordonnée sur une veste en tweed exactement comme sur les photos d'archives. La même veste en tweed, le même pan­talon de flanelle. Après avoir bu environ soixante­ quinze centilitres de lait demi-écrémé, il se leva brusquement et marcha vers le vestibule sans dire un mot. Le temps de mettre mes pantoufles, poser mes lunettes de vue rapprochée, enfiler mes lunettes de vue longue, me lever et mettre ma robe de chambre, je le vis s'enfoncer dans la nuit en silence. Après quoi je fermai les huit verrous de la porte comme à l'ac­coutumée, mais je dois avouer que si j'avais eu une deuxième porte avec cinq ou six verrous je l'aurais fermée également. Je tremblais en me mettant au lit et j'en oubliai même de me brosser les dents.

Théo Bourgeron, Ludwig dans le living, Gallimard 2023
avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur