SUR LOTUS SEVEN
Fiche technique d'une rencontre spécifique dans un salon du livre de [...]
FICHE TECHNIQUE D'UNE RENCONTRE SPECIFIQUE DANS UN SALON DU LIVRE DE [...]

Matériel
-une table
-une plante décorative
-une pile d’exemplaires de Lotus Seven
-de chaque côté de la pile, 2 cadres posés sur leurs trépieds contenant quelques photos prises sur le tournage de la série Le Prisonnier (ambiance)
-sous les cadres, 2 affiches au format A4 avec, sur l'une, la photo d'une maison banale (balançoire, jardin) type années 60, et sur l'autre celle d'un ouvrier qui écume du métal en fusion
-vous, déambulant dans les travées, et curieusement dans de bonnes dispositions à mon égard alors que nous ne nous connaissons pas (profitons-en pour parler)
-moi, derrière la table

Contenu *
(qui suit votre question du pourquoi-comment-et-qu'en-est-il)
«... Alors, je m'empare de deux choses, d'un côté la série télé Le Prisonnier, je ne sais pas si vous vous souvenez, ça passait dans les années soixante, le dimanche, sur l'ORTF, à ce moment-là on n'avait pas le choix, on regardait ce qu'il y avait, d'un côté il y a cette série et de l'autre moi, petite, j'ai six ans et je suis devant la série avec mon papa, il dort dans la banquette parce qu'il est fatigué d'avoir travaillé à l'usine toute la semaine, une usine de fonderie mécanique...
... une usine de fonderie mécanique, je ne suis jamais entrée dedans, sûrement c'était dangereux, mais j'ai imaginé, et plus tard j'ai pu retrouver des photos (je montre celle de l'ouvrier qui écume la fonte liquide), celle-ci est la vraie photo d'un vrai ouvrier dans la véritable usine du livre (vous hochez la tête avec compréhension, vous sentez bien que c'est important pour moi que vous sachiez que tout cela est vrai)...
... (tout cela est vrai) donc, je prends ces deux vies, celle de mon père et celle du personnage sur l'écran, et je les mélange ensemble, mais proprement, car mon père était un homme organisé, très structuré, il n'aurait pas aimé que je fasse une sorte de touillage informe, et pour m'aider, pour mettre un peu d'ordre là-dedans j'ai essayé d'être très méticuleuse...
... méticuleuse, je ne le suis pas naturellement, mais là, pour ce qui est de ce livre-là, j'ai voulu l'être, je me suis appuyée sur la structure de la série, imaginée, écrite par Patrick McGoohan qui en est l'acteur principal, le voilà ici (je montre les photos encadrées) sur le tournage, quelle allure n'est-ce pas ?...
... n'est-ce pas ? donc j'ai conservé les sept titres des sept épisodes que McGoohan considérait comme essentiels, et je les ai réutilisés dans mon livre tels que, j'en ai fait les titres de mes sept chapitres, et ça me sert de point d'ancrage, de base, cette série m'avait beaucoup impressionnée, vous vous rappelez de la boule blanche ?...
... la boule blanche qui rattrape toujours le Prisonnier à la fin et qui l'étouffe ? je m'appuie donc très soigneusement sur cette série, sept épisodes, et sur le minutage, chaque épisode dure cinquante minutes, j'ai transformé cette durée de cinquante minutes en cinquante paragraphes et comme...
... chaque minute dure soixante secondes, je fais en sorte que chaque paragraphe contienne soixante mots, un mot par seconde, et je m'y tiens scrupuleusement...
... scrupuleusement, parce que c'est obligé, le temps, c'est comme ça, on ne peut pas le dilater à volonté, une minute fait soixante secondes, pas une de plus, pas une de moins, pour mes paragraphes c'est pareil – je précise, c'est anecdotique, que je n'ai pas pu me fier aux compteurs de mots automatiques, par exemple, selon eux, le groupe « l'arbre », article + nom commun, compte pour un seul mot alors que non, j'ai donc dû écrire en enlevant toute la ponctuation pour être sûre que le compte de soixante mots soit juste...
... juste, c'est ainsi que j'ai construit mon livre, une structure en épisodes, les titres des chapitres, le nombre de paragraphes et leur taille exacte au mot près, bon, quand je vous dis que j'ai été très minutieuse, c'est en pensant à ça, à la structure...
... la structure seulement, car pour le choix des mots, évidement, c'est différent, pour les mots c'est complètement autre chose, on ne peux pas contrôler l’entièreté de ce qu'on fabrique, et c’est heureux, c'est ce que dit Perec des contraintes, elles installent une sorte de quadrillage avec des cases, mais ces cases à remplir ne disent rien du sens qu’on veut y mettre, c'est ce que j'aime dans l'Oulipo, il y a un effet cocotte-minute, l'écriture sort comme en jets de vapeur là où elle peut se frayer un chemin, ces jets, je les ai suivis...
... je les ai suivis, j'ai laissé remonter ce qui arrivait, ce qui normalement n'apparaît pas à première vue, l'époque, ce que je comprenais, c'est-à-dire pas grand-chose, ce qui flottait dans l'air, dans les conversations et les silences des repas à table face au journal télévisé, mon père, ses tics, sa façon d'être, de m'expliquer le monde, car je découvre...
... je découvre le monde, j'ai six ans, il y a mon père qui m'explique les choses et lorsqu'il s'endort devant la télé, trop fatigué, Patrick McGoohan prend le relais, au milieu de l'écran il me donne des concepts essentiels, d'un côté mon père me dit à quoi je sers, et de l'autre Mc Goohan fait office de tour de guet panoramique, il voit plus large...
... maintenant mon père est mort, et Patrick McGoohan est mort, ils étaient de la même génération, et tous les deux en parallèle m'ont indiqué des voies, ouvert des portes, désigné des culs-de-sac aussi, ou juste laissé des impressions, des sentiments, l'acceptation, la rébellion, une sorte de terreau, c'est comme les plantes....
... c'est comme les plantes lorsqu'elles grandissent dans un environnement spécial, humide ou sec, elles s’adaptent ou ne s'adaptent pas, enfin elles s'accommodent le plus possible de ce qu'il y a autour d'elle, dans le sol et dans l'air, Lotus Seven c'est mon environnement, c'est ce à quoi j'ai pu m’accommoder et qu'est-ce qui reste encore d'insupportable, le danger, l'autorité aveugle, la dictature...
... Le Prisonnier vit sous dictature, vous vous souvenez quand il dit « Je suis un homme libre, je ne suis pas un numéro » ? ça résonne avec d'autres numéros tatoués sur des avant-bras, cette injonction à ne plus être humain, injonction imposée depuis un endroit invisible, les yeux surveillent, les micros écoutent et les caméras filment, on ne sait pas qui est qui...
... le Prisonnier ne sait pas qui est de son côté, si tous sont prisonnier sur cette île, dans ce Village, ou bien si tous sont tortionnaires, cet « enfer, c'est les autres » du Huis-clos de Sartre, à chaque tentative le Prisonnier échoue à fuir, mais ça ne fait rien, il recommence à l’épisode suivant, puis encore au suivant, la ténacité, j'ai trouvé ça beau, la pugnacité, cette force interne et indomptable, et puis mon père, c'était quoi son squelette, il était très tenace lui aussi...
... est-ce qu'il avait conscience de fuir quelque chose, de se démener avec quelque chose dans cette usine qui fondait du métal et fabriquait ce qui sert à amarrer les bateaux, ou des machines, des turbines pour le site de La Hague, loin de notre maison et de sa balançoire...
... le site de La Hague et cette idée de radiations invisibles, il y a toujours des guerres au fond, invisibles, des photos de balançoires vides au milieu du carnage, il suffit de gratter un peu, la numérotation des gens, le souvenir d'une bombe atomique, ce ne sont pas des morceaux dans le décor, c'est notre météo, c'est avec ça que nous grandissons, en tant que plantes...
... en tant que plantes, milieu sec ou humide, voilà ce que je peux dire de Lotus Seven pour résumer, je ne sais pas si ça vous semble compréhensible, mon père, prisonnier de ses habitudes, de son emploi, de sa classe sociale, de son enfance et, au final, de sa mort, et le Prisonnier, qui lui subit une autre forme d'emprisonnement, mais tous les deux finissent par s'échapper, le Prisonnier au dernier épisode et mon père entre les lignes du livre, Lotus Seven...
... Lotus Seven, c'est le titre, oui, c'est la marque de la voiture du Prisonnier, elle est spéciale, vous savez moi, les voitures, je n'y connais rien, je peux les trouver jolies ou laides, ça s'arrête là, mais pour ce qui est de la Lotus seven c'est différent, elle est la première voiture vendue en kit, c'est fou, on pouvait la commander en pièces détachées, en plus à un prix plutôt correct, car elle n'était pas réservée aux millionnaires, on recevait sa voiture en vrac, dans une caisse...
... avec un mode d'emploi, des fiches techniques, voilà pourquoi aujourd’hui dans les rassemblements de voitures de collections, lorsque vous voyez des Lotus seven exposées, vous pouvez remarquer qu'elles sont toutes différentes, parce qu'elles ont toutes été décorées ou peintes selon le goût du ou de la propriétaire, je trouve ça magnifique ce « faites votre voiture vous-même – échappez-vous vous-même –...
... – construisez vous-même le matériel pour vous enfuir », une voiture en Do It Yourself, il n'y a qu'un homme de la trempe de Patrick McGoohan pour avoir pensé à ce détail, un détail qui n'en est pas un, la Lotus seven est un symbole de liberté, ce n'est pas une voiture fabriquée en série, la vie n'est pas fabriquée en série, et la série Le Prisonnier n'est pas une série du même type que les autres, elle lutte contre le mâché, le pré-digéré, les pensées naturellement admises, elle les retourne et fait bouger les murs, c'est ce qui donne de l'espace pour écrire sans doute, l'écriture étant, à sa façon, une sorte de Do it yourself, vous ne trouvez pas ? »

*contenu non exhaustif et soumis à conditions contextuelles
CJeanney
avril 2022>


SUR LOTUS SEVEN
«deux ou trois choses importantes dans une vie»
« DEUX OU TROIS CHOSES IMPORTANTES DANS UNE VIE »

Il y a des textes qui forment comme une colonne vertébrale. Lotus Seven est l'un de ceux-là à mes yeux.
L'autre jour, j'écoutais un peintre figuratif, assez âgé, parler de son travail tandis qu'il traçait ses paysages, faits de plantes, d'insectes, de papillons. Il disait : « on en revient toujours à ses débuts. Il y a deux ou trois choses importantes dans une vie et on y revient sans arrêt, c’est comme ça. » Il parlait sans résignation, sans se plaindre d'avoir tourné en rond. Il formulait un constat simple, factuel, comme l'entomologiste décrit la forme des élytres de telle ou telle espèce de hanneton.
Je le crois. Je crois comme lui qu'on revisite toujours les mêmes points d'eau et, comme lui, je ne suis pas résignée en pensant avoir fait du sur-place. Ce qui me tient, ce que je mâche et remâche sans arrêt, ces « deux ou trois choses importantes dans une vie », a changé de forme, tout simplement.
Par exemple, dix ans séparent les deux versions de Lotus Seven.
Il y a dix ans, c'était autre monde, sans pandémie et préservé de guerres, pour nous occidentaux, car elles avaient le bon goût d'être lointaines. Dix ans, c'est peu et beaucoup à la fois.
Le Lotus Seven d'il y a dix ans, paru en version numérique, était dans mon esprit l'une des choses les plus abouties que j'avais fabriquées jusque-là. J'étais fière de ce texte, fière qu'il existe. Il avait un goût de « je suis arrivée quelque part », « j'ai réussi ». C'est qu'il m'avait coûté beaucoup (en termes d'arrachement, de tripaille, de cage thoracique ouverte).
Pourquoi est-ce que j'ai voulu qu'il existe autrement, sous une autre forme, sur papier, je ne sais pas. Peut-être que je sentais qu'il y avait une épine quelque part, là au milieu, en forme de contradiction. C'était contradictoire ce « je suis arrivée quelque part », contradictoire avec moi qui pense souvent qu'il n'y a aucun point d'arrivée, puisque tout est vivant, que rien n'est clôturé. C'est le principe même de la vie, cette transformation, cette réadaptation, de la bactérie au poisson des abysses, re-création, modification subtile, retournement, changement de cap de la liane qui vient s'accrocher à la nouvelle branche qui vient de pousser (les dictateurs devraient se renseigner, l’adaptation, la réadaptation et la transformation ne font pas partie de leur nourriture quotidienne, dommage pour eux, on a vu des kilomètres de rois se succéder depuis des millénaires, et certains si puissants que leurs noms furent révérés, chantés, psalmodiés et gravés dans la pierre, mais les inscriptions sur la pierre s'effacent, les chants s'oublient, et le dictateur si grandiose tient maintenant dans le creux d'une main, petite motte de poussière où dort un morceau de tibia).
Donc, dix ans après la parution de mon texte en version numérique, et croyant être arrivée quelque part, désirant sans doute propager cette bonne nouvelle du « j'ai réussi » sur un support de publication différent, j'ai envoyé mon texte aux éditions Le Lampadaire. J'étais plutôt sûre de moi. Je me disais « C'est un bon texte ». Je l'avais tenu serré, compressé dans une gangue solide, un espace très délimité. Une ode à mon père disparu. Un mausolée. J'y avais mis les enjeux éternels de la lutte, les tensions de la domination, du choix individuel, les souvenirs, résurgences vitales, qui passent d'un moment au suivant, et le monde qui va comme il va.
Si ça avait été une nature morte, j'aurais pu dire que pas un grain de raisin n'avait glissé de la vasque de fruits, car j'avais été particulièrement soigneuse. Ce texte, cent fois relu, retravaillé cent fois, j'en connaissais des pans entiers par cœur. Là, j'aurais dû me méfier. Quand on commence à connaître par cœur des pans entiers du texte qu'on a écrit, on est tout près de se bercer, de se gargariser. Et on vise plus ou moins la gravure dans la pierre, le figé. La non-vie en quelque sorte.
Annie Dillard dit des choses très justes sur l'écriture dans En lisant, en écrivant. Elle parle de ce moment où relire et relire sans cesse son propre texte lui donne une sorte d'intimité si forte qu'il en devient en quelque sorte légitime et inamovible. Elle dit que tout le travail de l'écriture consiste à aller à contre-courant, à bousculer le trop solide pour fuir la fossilisation, pour tenter de donner de l'espace aux interstices, eux qui peuvent accueillir ce qui s’apparente au « vivant ».
En parallèle de mon travail d'écriture et depuis des années, je traduis Les Vagues de Virginia Woolf. J'avance très lentement, paragraphe par paragraphe. Mon cerveau, pour mieux faire éponge avec le texte, utilise une technique surprenante (je dis « mon cerveau », et pas « moi », parce que je n'ai pas le sentiment d'avoir la main là-dessus, de décider). Mon cerveau, autonome donc, transforme très souvent le paragraphe que je désire traduire en image. Certains paragraphes forment des flèches, d'autres se lèvent en fumerolles, d'autres sont des veines qui creusent profondément, d'autres s'étalent comme un toit au soleil.
Ma première version de Lotus Seven, celle d'il y a dix ans, était une coquille d'escargot. Un texte très structuré, lové sur lui-même. En quelque sorte replié.
En passant au papier, sous le regard de Sophie Saulnier, l'éditrice du Lampadaire, il est arrivé quelque chose – sans doute cette chose dont parle Annie Dillard lorsqu'elle se méfie du texte si bien relu qu'on en arrive à le connaître par cœur.
Sophie Saulnier s’interrogeait, avec son point de vue externe, et d'une certaine façon elle me posait des questions qu'on aurait pu résumer en une seule : pourquoi l'ouverture de cette coquille est-elle si rétrécie ?
Pour lui répondre, j'ai fait un pas de côté. J'ai regardé la construction (sa gangue solide), avec ses cavités disposées en alvéoles, mais, à cause de Sophie Saulnier, de la vie et des lianes qui attrapent des branches neuves, je les ai orientées autrement.
J'ai tout réécrit. Tout revu. Tout repris. Parfois, en décidant de laisser certains passages simplement exister. Parfois en ajoutant de nouveaux paragraphes. Remodelant les anciens pour chasser la brume qui les couvrait, expliciter. Jouant sur la luminosité, le contraste, pour rendre les contours des silhouettes plus nets.
La réécriture a été difficile. L'armature du texte (des paragraphes de soixante mots, pas un de moins, pas un de plus) devait rester intacte. Aussi, chaque modification, si ténue soit-elle, modifiait les alvéoles de ma coquille. Je n'ai pas cessé de tenter de rééquilibrer, de retendre les élastiques – ça pourrait aussi se comparer à un travail de couture, de reprises, coupes et ajustements.
En retravaillant, réécrivant, retransformant Lotus Seven, je l'ai sorti de son état d'archive. Il est devenu vivant à nouveau. D'actualité. J'ai ré-ouvert des documents, certains réels (albums-photo personnels, épisodes du Prisonnier) et d'autres plus difficiles à débusquer (ce qu'on appelle en fait des émotions).
S'il y a des différences, parfois de taille entre les deux versions, c'est la même colonne vertébrale, sauf que le temps, tout simplement, fait que je marche différemment. Je ne dirai plus aujourd'hui, avec la publication de ce texte, « j'ai réussi », « je suis arrivée quelque part », car ce n'est pas le problème. Le problème, c'est la vie, mettre de la vie, l'observer, s'en gorger, la puiser à son commencement, la faire bouger entre ses doigts, comme un objet précieux qu'on examine sous d'autres rayons de lumière (par exemple ceux de la fiction, avec la lutte d'un personnage de série télévisée contre l'effacement, l'autoritarisme, la dictature) à l'endroit où se trouvent « deux ou trois choses importantes » auxquelles on « revient sans arrêt, c’est comme ça ».
CJeanney
avril 2022










































































































Pour écouter la lecture-vidéo de CJeanney, c'est ici
SUR LOTUS SEVEN
Sur la couverture de Lotus Seven et l'actualité
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
SUR LA COUVERTURE DE LOTUS SEVEN ET L'ACTUALITÉ

au Design graphic,
Bureau DGC


Là, en vive lumière, se soulevant légèrement dans le courant d’air, la couverture glacée, cartonnée, du livre sous le lampadaire noir. Février, l’air c’est la guerre à la porte, au seuil de la maison, sang, plaintes, râles, ruines, forêt qui disparait. Février 68, la série commence, gazé, il se réveille dans une chambre, un village inconnu, non nommé, qu’il ne peut situer.


Bila Cherkazy Dnipropetrovsk
Horlivka Khakiv Kherson



Février 22, un nouveau-né de papier, vive le né, dans ses langes noires, blanches, un livre bien couvert d’une forme géométrique. Le bien, le mal, la mauvaise foi, l’histoire refaite les chars, bâchés de fumées fuligineuses, d’obus, qui broient les immeubles. Il faut aller haut pour voir où on est, sur le clocher, il grimpe, pas assez haut, le bourdon résonne, insupportable.


Kirovohrad Krivohard Krempentchouk
Makiivka Melitopol Mykolaiv



Visage sans yeux ni bouche, muet, ou alors avec un seul énorme œil, cyclope : ne peut demander son nom à Ulysse Personne. On pleure beaucoup, c’est un désastre, toujours une catastrophe naturel et écologique, on pleure de l’enfant la menotte tendre arrachée. Où suis-je, quel est ce monde, comment je me trouve là, tout est bizarre, bien là, vrai et faux, fiction et réalité.


Poltava Poutine Souwiy
Tchernobyl Tchyryne
Tsverkva



Visage pâle sans yeux ni bouche, seulement frappé d’un zéro, visage héros sans nom, visage Personne, alors toi ou moi, simple numéro. Et ce sont des matricules armés contre des noms nus, c’est la ruée des nombres premiers à l’assaut des noms. Au téléphone, il dit qu’il n’est pas un numéro mais un homme libre, ils sont bizarres au poste de police.


Bila Cherkazy Dnipropetrovsk
Horlivka Khakiv Kherson



Visage blanc dessiné par le noir, qui fait l’un qui fait l’autre, visage pâle trame de la fiction contenue derrière. Visages livides, angoissés dans les abris sombres quand éclatent les missiles, peur blanche, nœud noir, mal au ventre, tympans meurtris, douleurs : tragédie. Pourquoi suis-je là, dans l’inconnu solide, dans un réel dur, tangible, aux couleurs du jour, mais où tout semble faux.


Kirovohrad Krivohard Krempentchouk
Makiivka Melitopol Mykolaiv



Visage zéro, pas de pot, ou celui d’un sectateur portant un voile, un pope patriarche qui fait une messe noire dans le temple maudit. Désastre de dictateur dingue, je t’aurais avec mon feu, ma flamme folle, exodes paniques et couloirs humanitaires et encore des blessures. Il nie, il n’est pas un numéro, si, non, arrêtez votre cirque, qui est le numéro 1, vous êtes le 2.


Poltava Poutine Souwiy
Tchernobyl Tchyryne
Tsverkva Zelensky



Ce pourrait être un globe terrestre immobile sur son axe horizontal, peut-être frappé de stupeur, ou boule de loto au repos. C’est le septième jour de guerre, ça continue les épisodes de fumées noires, de feu, de bâtiments détruits et de sang. À qui veut s’enfuir la boule blanche, translucide, fait son numéro, vient se coller sur le visage et asphyxie Le Prisonnier.


Kiev



Michel Lansade
février 2022


-7 paragraphes parce que fini au 7ème jour de la guerre.
-3 phrases par paragraphes, une pour la couverture, une sur la guerre et une sur Le Prisonnier
avec un « filage » blanc-noir, muet, … par paragraphe.
-Chaque phrase a 22 mots car nous sommes au début de l’écriture en Février 22.






SUR LOTUS SEVEN
Lotus Seven de CJeanney
Lotus Seven de CJeanney
Michel Lansade (Encres Vagabondes) 2 mars 2022


« Making of
- Construit avec The Prisoner, car né d’un dimanche après-midi de février 1968 : je regarde "Le Prisonnier" avec mon père, j’ai 6 ans.
- Écrit en utilisant un mot (pour une) seconde. Un paragraphe compte soixante mots, soit l’équivalent d’une minute.
- Chaque épisode du Prisoner est d’une durée de 50 minutes plus 2 minutes de générique (presque toujours le même). Chaque chapitre de Lotus Seven est composé de 50 paragraphes. Un générique de 2 paragraphes ouvre l’ensemble du texte.
- Les titres des chapitres sont ceux des épisodes de la série que Patrick McGoohan considérait comme essentiels. »

Voilà les règles sont énoncées et le mélange, à moins que ce soit des parallèles qui de temps en temps se touchent, entre texte et série audio-visuelle, est posé.
Au départ il y a ce moment : « Pelotonné inscrite dans le triangle que ses jambes construisent, menton posé sur le velours, ses genoux font le socle où poser ma tête, il dort peut-être. En face de nous, l’homme va se faire happer, la boule blanche, le visage asphyxié par transparence. Il dort peut-être, moi le menton sur le velours. » C’est le point de départ qui annonce déjà la fin.
En chemin des fragments de la série où Bruce Chapman, numéro 6, demande qui est le numéro 1, ou entre dans une boutique pour avoir le plan du village et de la vie du père vue à travers les yeux d’enfant de la narratrice, sans que l’on sache parfois s’il est question de Chapman ou du père, tous les deux devenus personnages. « Lui dédoublé. Inextricablement liés, deux « lui », l’un qui se démène, fluctuant, se frappant la tête sur les vitres et rebondissant contre les meubles, et l’autre de carton rayé de X tombe au fond, au milieu d’autres fiches de dissidents. Lui peut toujours tenter de s’enfuir maintenant, aucune certitude de salut. » Comme la citation précédente, dans les paragraphes nous avons les deux personnages et les phrases-plans, ainsi qu’au début on annonce la fin.
Nous suivons, pas dans une stricte alternance, tantôt Le prisonnier, tantôt des moments de l’enfance de la narratrice, de la vie de son père. Ce ne sont pas des portraits mais des morceaux, des fragments de leur vie et vers la fin peut-être des lambeaux.
Lotus Seven c’est aussi des locus. Le village cerné par la mer et la montagne pour le prisonnier, la maison, l’atelier où il fait ses meubles, le cerisier et l’usine pour le père. « L’usine, née il y a longtemps, en 1879 selon le livre, l’usine tellement puissante qu’on ne l’appelle pas autrement que Lusine en un seul mot, enfin c’est ce que je crois. Lusine, un champignon qui pousse d’abord collé aux mines, ses ateliers fabriquent des cages d’extraction, des taquets hydrauliques, treuils, ventilateurs, criblages, broyeurs. »
« Lui, à la fois la trame et la tension » Elle est grande la tension dans ce texte, qui va de « L’arrivée » au « Dénouement » en passant par « Liberté pour tous », « Danse de mort » ou « Échec et mat ». Elle est grande la tension dans ce texte perecquien, entre récit et poème, tombeau et élégie, entre Chapman et le père, entre souvenirs et écriture de ces derniers. Une « belle » tension qui rythme la lecture, la rend émouvante.