RÉSIDENCES 1
Bécon-les-Bruyères
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
BÉCON-LES-BRUYÈRES
Hubert Lambert a passé quelques jours à Bécon-les-Bruyères. Les patronnes lui avaient confié la garde de la maison de Maria Rantin partie en résidence d’écrivain quelque part au sud de la France. Il avait pour mission l’arrosage du jardin, canicule oblige, et l’élimination manuelle des bestioles que l’autrice, faute d’avoir mené des recherches rigoureuses, avait appelé «poux du pommier».
Qu’ils soient moustiques tigres ou tigres du platane, des tigres voraces m’entourent et me poursuivent. À rayures noires et blanches ou à taches gris léopard, ils sont là, indestructibles, invincibles, dans le jardin confié à ma surveillance.
Car ce sont bien des moustiques tigres, je les ai regardés à la loupe. Ne croyez pas que ce soit facile d’observer et de photographier ces bêtes en plein vol avec une loupe. Mais il fallait en passer par là pour l’identification officielle : soit envoyer la photo à l’adresse indiquée sur le portail du ministère des solidarités et de la santé www.signalement-moustique, soit leur envoyer dans une petite boîte un cadavre (mais pas trop écrasé pour qu’il soit reconnaissable, c’était précisé). J’ai opté pour la capture photographique avec loupe, envoyé la photo, eu la réponse qui me confirme et la nature belliqueuse des moustiques et ma maîtrise de la photographie d’objets volants minuscules avec loupe.
La loupe, un joli objet ancien au manche en bois d’une grande douceur et dont le verre grossissant d’un diamètre de 4,2 cm est cerclé d’argent, je l’ai trouvée, dans une boîte laquée d’origine russe contenant des bijoux de pacotille, des morceaux de tissus brodés, des dessins préparant une broderie. L’origine russe, je l’ai comprise aux figures peintes : une troïka dont les trois chevaux (un marron, un blanc, un noir – dans cet ordre de gauche à droite – ) entraînent dans leur galop une légère carriole en forme de corbeille dans laquelle sont assises trois femmes ; un homme à la tunique orange tient d’une main haut levée les trois rênes et semble plus préoccupé à converser avec l’une des femmes qu’à conduire l’attelage. Grâce, Gaîté, Galop.
Je suis dans cette maison comme dans un pays étranger. Je n’en connais ni la langue, ni les usages. On ne m’a rien dit d’autre que Débrouille-toi pour garder le jardin en état. Ni visite préalable des lieux, ni indication, ni présentation. Juste : Arrosage, Poux, Vigilance.
Je ne sais même pas combien de temps je dois rester ici.
Quels sont mes droits ?
Il y a des pêches sur les pêchers, puis-je les toucher, les manger ?
Dois-je les conserver en l’état pour le retour de la propriétaire ? Dois-je fouiller dans la cuisine pour trouver le matériel de conservation, faire des pêches au sirop, ranger les bocaux dans la cave ?
Pour quelle raison me laisser en proie à tant de questions ?
Est apparu un chat, un chat roux. Il examine les rayures des moustiques virevoltant à heure fixe (de 17h à 20h) au bas gauche de la baie vitrée, prêts à me dévorer si jamais j’ouvrais, inconscient du danger qui me menace, la baie pour aller dans le jardin ou si je l’entrouvrais pour faire entrer un peu d’air frais dans la pièce ; à moins qu’ils n’espèrent que, mû par un désir suicidaire, j’ouvre grand la porte pour laisser entrer l’ennemi et me livrer à leur cohorte acceptant, comme les martyrs chrétiens dans les arènes romaines, les déchirures de la chair. Le chat roux, personne ne m’a prévenu qu’il y aurait un chat, lui aussi veut rentrer dans la maison, il miaule et me fait les yeux doux, mais si je le fais entrer, je fais entrer les moustiques avec lui. Est-ce un plan concerté entre tigres et chat ? Est-il leur émissaire ? Cet élégant chat roux à l’allure pacifique a surgi de nulle part, il se poste devant la vitre, observe les mouvements de la cohorte sans faire aucun geste pour attraper les moustiques tigres qui eux, et c’est remarquable, continuent leur assaut sans se préoccuper de lui. Il paraît qu’ils aiment se nourrir aux chevilles des humains. Les miennes sont blanches et fragiles. J’encourage le chat, « attaque-les, tue-les », lui demande de l’aide, « viens à mon secours ». Rien n’y fait. Protégé par sa fourrure rousse, il n’a jamais connu la piqûre du moustique et oppose son impassible indifférence à leur folle agitation. Ils ne veulent que moi, moi qui ne peux plus sortir de cette maison, ni même ouvrir portes ou fenêtres. Est-ce là leur projet ? Me tenir enfermé ? Et le chat roux leur serait bien plus qu’un complice, leur chef venu surveiller le bon accomplissement de leur mission ? Mais comment alors accomplir la mienne, l’arrosage du jardin et l’épouillage du jeune pommier reine des reinettes, du cerisier, des rosiers et du pommier du Japon ? Et la vigilance.
Je n’arroserai pas. Tout va dépérir dans le jardin de Maria.
Le chat roux a disparu, je pense qu’un clan adverse l’a séquestré. Aujourd’hui, E., la fille des voisins de Maria Rantin, est venue me prévenir « mon chat roux, Basile, a disparu, il est très sociable, il a dû être enfermé quelque part », comme si la sociabilité et la séquestration allaient de pair. Les moustiques ont survécu à l’abandon de leur maître et poursuivent inlassablement la tâche qu’il leur a confiée. Fidélité imbécile d’animaux sans cœur, séquestration en miroir de l’arroseur empêché. La jeune femme s’est présentée masquée à la grille du jardin pour m’annoncer ces deux nouvelles : elle habite maintenant chez ses parents, avec son enfant de huit mois ; elle est la maîtresse de ce chat roux (elle m’apprend le nom du chat mais pas celui de l’enfant) disparu depuis deux jours et qu’elle recherche assidûment. La maîtresse du chat maître des moustiques, ce doit être la raison pour laquelle elle peut sortir l’enfant dans le jardin voisin sans craindre que les tigres ne l’attaquent. À moins que cet enfant sans nom ne soit un enfant-tigre, et que Basile, déçu de cette hybridation étrange n’ait cherché refuge ailleurs.
J’ai relu la description que Maria Rantin avait faite des bestioles qu’elle a appelées « poux du pommier » dans son précédent compte rendu. Je les ai observés ces faussement poux, fait quelques recherches, et trouvé immédiatement leur identité : tigres du platane. Aucun platane dans le jardin. Maria avait-elle fait la même découverte et a-t-elle refusé de leur attribuer ce nom ? Elle n’en parle pas dans son écrit. Il faudrait que j’aille ausculter ses poubelles à papier, peut-être a-t-elle des carnets dans lesquels elle note ses idées, ses brouillons. Évidement elle a emporté avec elle son ordinateur, impossible de mettre en pratique mes dons d’informaticien ou d’employer mon esprit logique et intuitif pour essayer de trouver le code d’entrée. Comme j’aurai voulu connaître ses secrets de fabrication ! Il y a sûrement des manuscrits, des dossiers, des traces de son écriture, peut-être sa thèse sur les pucerons traîne-t-elle dans un coin. Décidemment, il faut que je prenne possession de cette maison. Un léger malaise, une petite nausée, me prend soudain à l’idée de rentrer dans l’intimité de cette femme, de lire des lettres qui ne me sont pas destinées, de fouiller dans ses tiroirs, ses armoires, d’utiliser sa vaisselle, ses casseroles, de me glisser dans ses draps, car il faut bien que j’y vive et même si je veux être le moins intrusif possible, je suis cet intrus qu’on m’a imposé d’être.
À moins que l’origine de la nausée ne soit cette vague odeur de fumée. J’ai trouvé des cendres dans la cheminée. On dirait qu’on a cherché à faire disparaître un grand nombre de papiers, certains d’entre eux n’ont pas complètement brûlé, ça fait comme un millefeuille carbonisé. Mais la loupe qui m’a servi à identifier les moustiques tigres ne sait pas déchiffrer ces papiers qui tombent en minuscules et brunâtres lambeaux dès que je veux m’en saisir.
Dans un des tiroirs du bureau, j’ai trouvé ce texte :
La psychologue, aussi molle qu’un escargot sans sa coquille, m’annonce qu’elle a demandé au médecin d’augmenter la dose d’antidépresseurs parce qu’elle est dépressive, la preuve elle est parfois agressive et refuse qu’on lui fasse sa toilette et dit qu’elle veut mourir. J’ai beau lui dire que c’est dans son caractère de tout refuser, et que c’est un peu normal de désirer mourir quand on a son âge et qu’on est dans un fauteuil roulant et si fatiguée, que c’est plutôt un signe de lucidité, si elle disait je vais me tuer, ce serait sans doute différent, et encore. L’autre aussi molle qu’un escargot sans sa coquille, me dit oui et persiste avec ses antidépresseurs. Le problème est qu’il est plus facile d’écraser un escargot dans sa coquille qu’un escargot sans coquille (à ne pas confondre avec les limaces). On le comprend bien quand il pleut, qu’on va dans le jardin et qu’on entend un crépitement sous sa chaussure, alors on dit oh pardon escargot, j’ai eu la semelle un peu lourde alors que je la voulais légère, et c’est trop tard pour l’escargot et le pardon. Aucune coquille à pulvériser chez cette psychologue. J’ai beau taper du pied, lancer des traits acides, aucun bruit de craquement, comment pourrait-on pulvériser l’inertie. Et il faut lui dire que l’ennui c’est mortel, et qu’il faut la désennuyer, c’est son travail à elle qui est censée lui fabriquer un projet de vie, et lui dire comment s’y prendre pour la désennuyer, lui faire la leçon à l’escargote. Me voilà devenue conseillère pour psychologues. Et jouer avec les mots, me dit-elle, ce serait une bonne idée ? oui elle a un très bon vocabulaire, elle a encore un très bon vocabulaire, et m’entendre dire ça, et vouloir dire elle est cent fois plus intelligente que toi, blanchâtre escargot, même si elle manie la langue avec une dextérité édentée qui laisse voir l’organe mobile de manière un peu obscène dans ses efforts pour se faire comprendre et entendre. Car elle fait des efforts désespérés, elle la tortille dans tous les sens sa langue rose pâle, parfois plate, parfois roulée en son milieu, jamais vu ça avant, parler en tirant la langue, ce n’est pas pratique, car ni les dents ni les lèvres ne font plus barrière pour arrêter le souffle, former le son, et la déshydratation, les vieilles femmes sont déshydratées, l’éternelle perfusion n’y changera rien, n’arrange pas les choses. Le cerveau est-il lui aussi en cause ? son dysfonctionnement. On a l’impression d’entrer dans l’antre du langage. Elle est maigre, constate la psychologue, elle a toujours été comme ça ? Oui, son fils disait que pour la faire maigrir il faudrait lui enlever un os. Ah oui, répond la blanchâtre, sur le même ton que son « elle est dépressive ». Je voulais rajouter que son mari disait qu’elle avait plus de force que lui, mais je me suis arrêtée là. Faire parler les morts, c’est à moi qu’elle va donner des antidépresseurs. Oui, elle a toujours été maigre et dotée d’une force et d’une énergie qu’elle possède toujours malgré son extrême maigreur. Elle n’a plus la force de se tenir debout, mais elle a suffisamment de poigne pour t’agripper, escargote décoquillée, te faire mal, s’agripper à tout ce qui passe à côté d’elle pour tenter de se lever, elle sait se contracter et peser deux fois son poids pour résister à toute tentative de manipulation. Je l’entends déjà dire (elle, la psychologue) à sa stagiaire, elle était accompagnée d’une stagiaire, c’est ma stagiaire ça ne vous dérange pas ? quelle aberration lui confier une stagiaire, tu vois – elle la tutoie – c’est un exemple même de déni, je l’ai laissé parler (elle parle de moi), mais elle refuse d’accepter la réalité (elle parle de moi) : on a affaire à une femme dépressive qui n’a plus l’énergie de vivre, qui est agressive, qui ne désire que dormir et qui refuse toute communication (elle ne parle pas de moi). C’est ça la réalité pour la psychologue. Troubles cognitifs et démence qui s’accompagnent en général de dépression et bientôt de sentiment de persécution. Voilà le tableau clinique qu’on lui a appris à l’école et auquel il faut faire correspondre la réalité. Mais sa belle-fille (elle parle de moi) ne veut rien comprendre. Mon dieu, et elle (la résidente sous antidépresseur contre sa volonté) qui me demandait si j’avais réservé une chambre pour moi à l’étage, et qui voulait que nous montions ensemble, toutes les deux, chacune dans sa chambre. Et elles (les infirmières, les auxiliaires de vie, les aides-soignantes, les filles de l’accueil et même la directrice adjointe) n’arrêtent pas de me le dire quand je viens pour les visites: Vous savez on a encore de la place pour vous, Il pleut dehors, mais restez donc, Installez-vous, ça ne pose pas de problèmes. Non merci, je veux rentrer chez moi et puis aller dans le Sud, là où il fait sec et où les lézards, les tarentes sont plus nombreux que les escargots, en résidence d’écrivain avec mon ordinateur. Je demanderai à Hubert de garder la maison et de s’occuper du jardin.
Le texte s’arrête là. Je comprends maintenant pourquoi elle est partie, s’est enfuie. Pourquoi mes patronnes m’ont demandé de garder la maison. Il fallait que Maria se reprenne, reprenne son texte pour le retravailler, l’ordonner, mettre un peu d’ordre pour savoir qui est qui dans cette histoire, trop de porosité entre les personnages, c’est mauvais pour le texte et mauvais pour la santé mentale de l’auteur. Des choses à retravailler, j’aurais pu lui donner des conseils. Espérons, que son ami Joseph Pasdeloup l’aidera.
De l’autre côté de la maison, dans le jardin ouvert sur la rue, quel plaisir consolateur s’offre à moi ! Une compagnie de moineaux se repaît des tigres du platane dévorateurs du pommier du Japon. Quel plaisir d’avoir des alliés, et des alliés ailés d’un zèle qui ne s’éteint qu’à la nuit tombée
Il me reste à expliquer aux moineaux que lorsqu’ils auront fini d’épouiller le pommier dit du Japon, il serait bon qu’ils survolent le toit de la maison, parce que, là, derrière, dans le petit jardin clos, ils trouveront le jeune pommier reine des reinettes, le cerisier, les rosiers, à épouiller.
Je comprends maintenant pourquoi Maria a préféré l’appellation poux du pommier à tigre du platane. Ce n’est pas tant l’absence de platane qui l’a gênée ni l’incongruité d’avoir des tigres dans son pommier que l’impossibilité de construire le verbe étigrer : si l’on peut épouiller un tigre, il est difficile d’étigrer qui ou quoi que ce soit.
Hubert Lambert, Bécon les bruyères,
Le Lampadaire 2020