DÉPLACEMENTS 4
Deaf republic
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
DEAF REPUBLIC

Les villageois entourent le corps du garçon
Le corps du garçon mort gît toujours sur la place.

Sonya s’allonge derrière lui sur le ciment et l’enveloppe de son propre corps. En elle—son enfant dort. Maman Galya apporte un oreiller à Sonya. Un homme dans une chaise roulante donne un bidon de lait.

Alfonso s’allonge près d’eux dans la neige. Entoure son ventre de son bras. Il pose une main par terre. Il entend des véhicules freiner, des portières claquer, des chiens aboyer. Quand il retire ses mains du sol, il n’entend rien.

Dans leur dos une marionnette gît sur le ciment, sa bouche se remplissant de neige.

Quarante minutes plus tard, c’est le matin. Les soldats reviennent sur la place.

Les villageois forment un cercle en se tenant la main et un autre cercle à l’intérieur de ce cercle et encore un autre pour empêcher les soldats de s’approcher du corps du garçon.

Nous regardons Sonya se lever (l’enfant en elle étend une jambe). Quelqu’un lui a donné une pancarte, qu’elle lève bien au-dessus de sa tête : LE PEUPLE EST SOURD.


Des soldats nous visent
Ils tirent
pendant que la nuée de femmes tente d’échapper aux narines des projecteurs

—puisse Dieu avoir une photographie de ceci—

dans l’air vif de la place, des soldats traînent le corps de Petya et sa tête heurte les marches. Je sens à travers la blouse de ma femme la forme de notre enfant.

Les soldats traînent le corps de Petya dans l’escalier et des chiens errants, aussi maigres que des philosophes, et qui ont tout compris, ne cessent d’aboyer.

Moi, sur le pont maintenant, incapable de me camoufler derrière la parole, un corps enveloppant le corps de ma femme enceinte—

Ce soir
nous ne mourons pas oh non,

tranquillité sur terre,
un hélicoptère surveille ma femme—

Sur terre
un homme ne peut pas adresser un doigt d’honneur au ciel

car chaque homme est déjà
un doigt d’honneur adressé au ciel.


Check-points
Dans les rues, des soldats installent des postes de contrôle auditifs et placardent des annonces sur les colonnes et les portes :

LA SURDITÉ EST UNE MALADIE CONTAGIEUSE. POUR VOTRE SÉCURITÉ TOUS LES SUJETS SE TROUVANT DANS DES ZONES CONTAMINÉES DOIVENT SE FAIRE CONNAÎTRE AFIN D’ÊTRE MIS EN QUARANTAINE SOUS 24 HEURES !

Sonya et Alfonso enseignent la langue des signes sur la place centrale. Au passage d’une patrouille, ils s’assoient sur leurs mains. Nous voyons le sergent arrêter une femme qui va au marché, mais elle n’entend pas. Il la fait monter dans un camion. Il en arrête une autre. Elle n’entend pas. Il la fait monter dans un camion. Une troisième désigne ses oreilles.

Dans ces avenues, la surdité est notre seul rempart.

Ilya Kaminsky, Deaf Republic
2019, Graywolf Press
République sourde,
trois poèmes traduits de l’anglais (USA)
par Sabine Huynh.