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La guenon
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LA GUENON


Les parents l’appellent « la guenon », chacun dans sa hargne intérieure ; chacun pour soi et en silence. La ressemblance est évidente, c’est pour cela même qu’ils la taisent.
Mais quand on évoque cette femme, ils ont, en se regardant le même air dégoûté.
C’est une vieille aux yeux perçants et dont le regard engloutit. Ses joues sont caves, son cou flasque, ses oreilles démesurées. Un menton sec limite sa face comme la pointe tranchante d’une arme.
Cette vieille femme a fait un soir l’objet d’une émission à la télévision. Elle est l’épouse française d’un philosophe indien. Elle se veut fondatrice de la cité de l’Aube, dans le sud de l’Inde. Nombre d’occidentaux ont vu ce documentaire sans s’attacher à elle. Il s’agissait d’esprit et de philosophie dans un lieu exotique. On y parlait d’un monde nouveau qui, pour les parents de Pierre, n’était qu’un idéal de plus balancé en pâture à la communauté des hommes. En haussant les épaules, ils avaient éteint la télé et étaient allés se coucher. Mais Pierre s’est laissé envoûter par le rayonnement de ce visage.
Pour lui, cette femme est belle. Il voit dans ses rides de l’acharnement ; de la lumière darde de ses orbites. La générosité irradie de ses mains. Et le pauvre crétin de se laisser gruger et les parents meurtris de regarder le plafond et de joindre les mains pour que, fasse le ciel, un jour, leur garçon revienne à la raison !
Pourtant jamais encore, et devant lui non plus, ils n’ont prononcé le nom de «guenon ».
Elle est la souveraine d’une ville à parfaire. Elle est l’autorité d’une secte mondiale et se fait appeler « Omnia ».
Pierre se prépare à faire le voyage depuis Paris. Il ne fait pas ses bagages, mais il annonce à ses parents qu’il part parce qu’Omnia l’appelle et qu’il est temps pour lui de la suivre, c’est son destin.
Alors sa maman hurle : « Omnia, cette vieille guenon ! »
Son père se mord la lèvre au sang. Il a l’intuition d’une faute grave.
Le père est un patriarche occidental. Il a de la prestance et des idées carrées. Il est sage et athée. Il dit : « Au revoir, Pierre, je suis vieux; je ne sais pas si je serai encore de ce monde quand tu reviendras. »
Sa femme le retient par le bras puisqu'elle n'a su retenir les mots et, à son tour, elle s'empêtre : « c'est cela mon chéri, c'est bien, tu as raison ». Elle lui caresse les cheveux et lui enjoint d’aller dormir.
La pomme d'Adam de Pierre monte et descend, ses lèvres s’entrouvrent, il va parler. Il ne dit rien. La pomme d'Adam reprend son va et vient. Des minutes ont passé. Pierre est rentré chez lui.
Les parents vont se coucher. Ils ne se parlent pas du départ de leur fils, leur silence nie son existence. Ils prennent chacun un somnifère.
Ils ont passé une nuit blanche. La mère a critiqué la qualité du somnifère. Le père s'est rassuré : « je ferai une bonne nuit demain. »
Pierre a préparé ses affaires. Des bouquins en piles jonchent la moquette de son studio. Il les donnera avant de partir. Il donnera aussi ses pulls trop chauds pour là bas. Il met de côté quelques cahiers, deux ou trois livres qu'il a du mal à choisir.
Pendant la journée la mère de Pierre questionne les gens autour d'elle : est-ce qu'ils la connaissent, la guenon ? Qu'est ce qu'ils en pensent, qu'est ce qu'ils croient?
Le père dit « tout ceci est stupide, c'est à lui de faire ses expériences » et il sort de son tiroir un carré de chocolat noir.
Son bureau est au Rez-de-chaussée; celui de sa femme, au premier. La rampe de l'escalier a servi autrefois de toboggan aux enfants. La fille a quitté la maison très tôt. Le fils est resté plus longtemps mais il ne sortait guère de sa chambre : il a passé beaucoup de temps à apprendre depuis Paris les leçons de vie de La Guenon.
Et puis il est parti.
Son père a essayé de convaincre sa mère qu’il n’était pas si loin puisque la cité de l’Aube avait été française ! Et ils s’étaient forcés ensemble à rire de ce raccourci.
Et puis, Pierre est mort.
Les parents l’ont appris par un télégramme de là-bas : « Son dead on january 5th. »
Après le petit silence énorme qui passe de la mort sur ceux qui vivent encore, les parents ont dormi vingt heures. Le père est vieux, très, très vieux. Il fait un geste vers sa femme, un geste vers l’Inde… :
-« Vas y sans moi. »
Il se dit : « elle peut, elle est plus jeune que moi » et il cherche quel âge avait Pierre. 32 ? 30 ?...Il ne sait plus. Il lit et relit le texte du télégramme pour retrouver l’âge de son fils. Mais il n’y a qu’un 5 et en haut du papier un 6, peut-être un 7, on ne voit pas bien, « january 6th ou 7 th », ça n’a plus beaucoup d’importance. Alors, comme chaque fois qu’il est perplexe, le papa de Pierre sort du tiroir de son bureau un carré de chocolat noir.

Au premier étage la maman de Pierre fait sa valise. Des robes légères sont étalées sur le lit. Par-dessus la rampe, elle crie : « quel temps fait-il en ce moment, à Pondicherry ? » Elle se plait bien dans sa robe verte.

La mère est partie. Le ramener. Ni elle, ni son mari ne savent ce qu’il faut faire avec cette mort. La mort trop loin n’a pas de corps. Ils ont besoin. Il leur faut Pierre. Mort si c’est vrai qu’il ne vit plus. Mais obligatoirement leur faut. La mère rapportera son fils à son mari.
Le père attend. Toutes les journées du père de Pierre commencent et finissent, mais elles ne sont pleines que d’attente. Il commence d’attendre en se levant, il finit en fermant les yeux pour dormir et il dort pour attendre l’attente du lendemain.

À Pondicherry la mère met sa robe verte. Elle se barde de courage pour rendre visite à son fils. L’hôtel est sur la plage. Elle porte sa robe verte, son fils est mort et l’hôtel est sur la plage. Alors, elle met son maillot de bain et elle avance vers la mer. Elle est seule en maillot de bain : les femmes en Inde ne se montrent jamais en maillot de bain. Quand elle sort de l’eau, les regards brûlants d’un buisson de femmes aux cheveux noirs, la piquent sur tout son corps. Elle court jusqu’à l’hôtel et demande en anglais où elle peut rejoindre son fils. Elle montre le télégramme. L’hôtelier lui dit : « yes, mam, tomorrow » et il lui donne la clef d’une chambre. Elle est si fatiguée qu’elle se laisse tomber sur le lit.
Autour de l’hôtel, au bord de la plage, il y a un jardin luxuriant. Des fleurs s’y inclinent, veloutées, nacrées comme des lèvres. Une fontaine à jet d’eau perlé y coule, déborde de vasque en vasque. On n’entend que le bruit de l’eau et la maman de Pierre se sent enfoncée, lourde, dans une paix inéluctable. La chaleur moite intensifiée par les pales d’un ventilateur qui brasse autour d’elle un air liquoreux, la plonge dans une torpeur de purgatoire. Elle oublie pourquoi elle est là. Mêlant ensemble tous les dieux, elle attend la pesée de son âme, la venue d’une mort mythique.
Elle croit voir les rives d’un fleuve et puis elle s’endort.
Dans le jardin encore, derrière les volutes vertes des bosquets, derrière les corolles, des grappes se cachent de femmes en sari et ces femmes sont avides de savoir qui est la française, dans la chambre, là haut. Le jardin vibre de leur curiosité, brûle de leur cupidité. L’air est saturé d’elles qui demeurent invisibles. Peut-être ont-elles vu Pierre partir d’ici dans un rikshaw tiré à pied par un de leurs parents, à la recherche d’Omnia…Peut-être sont-elles complices, adeptes de la secte…
La mère de Pierre se tourne sur son lit. Elle a un sommeil agité. C’est pourtant si calme. Elle se réveille alors et découvre sur le mur un grand portrait de la guenon qui la regarde et la dévore et la regarde.
Elle prend peur et va à la fenêtre. Les perles du jet d’eau continuent de bruire dans les vasques mais l’air est bouché. Encens, huiles parfumées, sueur, sucre épicé, présences. Elle a envie de crier « il y a quelqu’un ? » comme elle le ferait chez elle, en occident.
Mais en Inde, cette phrase n’a pas de sens ! Elle ne sait pas qu’en Inde il y a quelqu’un partout. Aucun son ne sort de sa bouche. Seules des larmes lui viennent et, étranglé, le nom de « Pierre », son fils captif de la guenon qui l’a tué.
Elle pleure et reste dans la chambre.
Elle ne sortira pas. Elle n’ira pas voir Pierre.
Elle reprendra l’avion sans lui, sans avoir vu son corps, sans l’avoir embrassé. Elle doit rentrer indemne. Le danger, rôde partout. Partout elle est épiée.
Elle ferme les yeux et tourne le dos à la guenon.
Elle se concentre sur le lit, rectangle de bois recouvert d’une cotonnade blanche. Elle entre comme elle peut en cercueil dans la chambre d’hôtel habitée par Omnia et elle pleure « Pierre, mon fils… »
Elle demandera que l’avion vienne jusqu’à l’hôtel pour la chercher et la ramener à Paris.
Elle devra seulement faire très attention de ne pas glisser en redescendant les marches de marbre. Car sur chacune de ces marches un groom guettera. Son regard de braise n’aura de cesse de prendre dans les battements de ses cils recourbés, la détresse de l’étrangère pour l’apporter à la Guenon, en offrande. En pâture.
La maman de Pierre doit rentrer indemne.

À Paris, le père de Pierre a attendu l’attente du soir. Et le soir, il a décidé de ne pas attendre l’attente du matin. Quand la maman de Pierre est revenue de son voyage en Inde, elle est entrée dans le bureau et elle s’est demandé ce que son mari attendait pour se réveiller.

Marianne Brunschwig, La guenon
2017