PORTRAITS DE FAMILLE 1
La défense de Pasiphaé
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LA DÉFENSE DE PASIPHAÉ

Elle tient son fil. Elle s’appelle bien sûr Ariane. Elle a le soleil en plein sur le visage. C’est sa mère, l’opulente Pasiphaé, qui en dirige les rayons droit sur elle parce que la mère ne veut pas que la fille voie Thésée, ni que Thésée ne la voie. Une gringalette, poussée trop vite et qui ne sait même pas s’habiller – moitié blanc moitié vert, quelle idée pour une crétoise ; d’où sort-elle ce vert ? D’où sort-elle cette folie de vouloir se couper en deux ? Nous qui n’aimions que les frises et les entrelacs géométriques. Où sont ses bijoux de princesse, l’or et les émeraudes que Minos lui a offerts ? Renierait-elle ses origines ? Ces deux modestes liens dont elle a entouré ses poignets et qui brillent à peine au soleil ne peuvent suffire à faire montre de sa gloire. Ne voudrait-elle plus être ma fille ? – et qui a des prétentions. Des prétentions à la séduction, une séduction à sa manière, toute plate, faite de naïveté et sans doute de bêtise.

Elle risquerait bien de me voler Thésée. Telle est la crainte de Pasiphaé.

Si je l’éblouis, pense Pasiphaé, si je l’éblouis suffisamment longtemps, elle deviendra aveugle, les yeux blancs tournés vers l’intérieur, et personne jamais ne l’aimera, ou ne fera semblant de l’aimer, et je garderai Thésée, et je garderai la petite Phèdre. J’ai inventé le Minotaure, je pourrai inventer un autre monstre. C’est bien de faire de ses enfants des monstres. Pour la petite Phèdre, je verrai après, j’ai encore le temps de trouver une idée. Occupons-nous d’Ariane et de son fil.

J’en ferai un monstre magnifique, c’est surtout ça qu’il faut réussir. Un monstre qui me magnifie. Et qu’il me faudra défendre envers et contre tous. C’est le rôle d’une mère de défendre ses enfants envers et contre tous, c’est sa noblesse, surtout quand c’est elle qui a décidé, en toute connaissance de cause, de leur destin. Je ne peux défendre que ce que j’ai voulu. Comment défendre une Ariane destinée à n’être qu’une ivrognesse abandonnée de son amant dans une île déserte, condamnée à l’oubli, réduite à son fil, ce pauvre peloton de fil qu’elle m’a dérobé et à partir duquel elle croit pouvoir construire sa légende. Il n’en est pas question. Ariane ne partira pas. Dionysos ne l’aura pas. Elle doit être défendable. Et tant pis pour Thésée.

Le Minotaure, oui, des bruits ont couru sur sa faiblesse. Je l’aurais fait enfermer non pas parce qu’il est redoutable, mais pour cacher aux yeux du monde ma faiblesse et sa faiblesse ; c’est idiot, tous – et, en premier, Minos, mon royal mari – ont eu connaissance de cet amour adultérin, pourquoi alors en cacher le fruit ? Il fait ma gloire. Et j’aurais voulu cacher la faiblesse de mon fils qui ne ferait peur à personne sauf à lui-même ? Non, mon fils est redoutable parce qu’il est une alliance entre l’homme et l’animal. En cela, il fait peur à tous, peut-être aussi à lui-même, mais surtout à tous, que vous le vouliez ou non. Je lui ai offert le labyrinthe ; pas pour le cacher, ni pour préserver le peuple de Crète de sa furie cannibale – qu’ai-je à faire du peuple de Crète ; non, je lui ai offert le labyrinthe parce que le labyrinthe le rend encore plus beau ; il l’isole et le rend inatteignable ; inatteignable et désirable. Que serait le Minotaure sans le labyrinthe ? Rien qu’un être hybride comme nous en voyons tous les jours, une chose étrange de plus, centaures, faunes, et autres sirènes. C’est le labyrinthe qui fait de mon fils un monstre sans pareil. La beauté de mon fils, c’est le labyrinthe ; et le labyrinthe est autant de mon invention que mon fils est de ma création. Dédale l’a fabriqué sur mes ordres, de même que c’est moi qui ai séduit le taureau fécondeur. De ma propre volonté. Mon fils est deux fois mon fils.

Mais pour mon fils, c’était facile. Dès sa conception, la volonté du terrible et le désir de l’exceptionnel étaient là. Pour Ariane, n’est-ce pas déjà trop tard ? Je me suis laissée prendre par la douceur du banal et de l’ordinaire; lassée de toujours devoir intervenir, j’ai laissé aller le cours des choses ; il est urgent de les reprendre en main. Que cela me serve de leçon pour la petite Phèdre. Il faudra vite songer à un plan, pour elle aussi. Que seraient mes enfants s’ils n’étaient des monstres royaux ?

Si je l’éblouis, pense Pasiphaé, si je l’éblouis. Le tout est qu’elle reste immobile suffisamment longtemps pour que le soleil accomplisse son œuvre. Là est la difficulté : l’immobilité et les yeux grand ouverts. L’immobilité volontaire et les yeux délibérément ouverts.

Pourquoi suis-je là ? se demande Ariane. Que fait ce fil dans ma main ? Ce fil de soie verte que j’avais soigneusement dérobé aux regards de Pasiphaé et de Minos, et qui devait servir à ma fuite et à celle de Thésée. J’étais déjà habillée pour le voyage. Un simple costume de marin qui m’aurait rendue invisible aux gardes de mon père.

Pourquoi suis-je là ? se demande Ariane. Que fait ce fil comme planté dans ma main ? Pourquoi cet éblouissement ? Quelle est cette lumière, et pourquoi ai-je si froid sous ce soleil ?

Il n’est que temps, dit Pasiphaé. Et je garderai même Ariane. Qui a dit que je voulais m’en débarrasser ? Jamais ! Ariane est ma fille, je ne veux pas qu’elle parte avec Thésée. Elle doit rester avec moi. Elle doit être deux fois ma fille, comme mon fils est deux fois mon fils. Et comme on verra ce que Phèdre sera.

Mais si je peux garder aussi Thésée, pense Pasiphaé, ça ne sera pas plus mal.

Elle m’a dit regardez-moi. Regardez-moi, je m’occupe d’animaux, je suis une éthologue. Jamais entendu parler de ça avant. Regardez-moi, pensez à la mer qui entoure l’île de Crète, entendez son mouvement, vous êtes au bord de l’eau, vous regardez le soleil, les yeux grand ouverts, regardez-moi. La liqueur que vous buvez vous envahit de bien-être. Vous lisez un livre, lequel ? Regardez-moi. Et ses yeux sont terribles, je ne vois qu’eux. C’est la mer de Crète. Pourquoi veut-elle que je la regarde, que craint-elle que je voie si je ne la vois pas.

Et Ariane lui répond : je ne peux pas, ça brûle dans mes veines, je vais mourir ; ça brûle et je ne vois que vos yeux terribles.

Et Ariane se débat. Ma mère, dites-moi, qui voulez-vous garder, moi ou Thésée ? Thésée ou le Minotaure. Phèdre ? Il faudra bien sacrifier l’un d’entre nous. Pourquoi avez-vous décidé que ce serait moi ? Pourquoi m’avez-vous condamnée ?

Et une voix lui dit : ne vous inquiétez pas, Ariane, on va bien s’occuper de vous. Ne quittez pas des yeux la lumière, ce grand réflecteur, ce grand projecteur, plus grand que le soleil, ne le quittez pas des yeux. Voyez-vous qui le maintient face à vous ? Voyez-vous son visage ? On vous attache les jambes, ne craignez rien, voyez comme vous êtes bien. On s’occupe bien de vous. Vos veines sont des filaments minuscules. Une voix susurre « attention micro-veines ». Un baiser vous effleure le front, comme une aile. Est-ce celle de votre cousin Icare ? Et toujours ce soleil.

Pourquoi ai-je voulu venir ici, se demande Ariane. Tout allait bien, je n’avais nul besoin de cet événement. J’étais prête pour un autre voyage. Qui donc déjà m’a mis cette idée en tête ? Pasiphaé ? Moi, je voulais partir, je voulais sacrifier mon demi-frère, cette moitié d’homme, pour mon amant Thésée. Mais pourquoi ce fil à ma main, pourquoi ce grand trou dans mon ventre, pourquoi ce vide dans ma tête, pourquoi cette brûlure et cet éblouissement ?

Si je l’éblouis, pense Pasiphaé, si je l’éblouis, j’aurai réussi.

Ma tête est un soleil tout rentré à l’intérieur de moi. Nul ne peut me voir sans en être aveuglé. Ma mère, ma mère, construisez-moi un lieu sans miroir. Mettez-moi hors du monde. J’étais une gentille fille, toute simple et toute plate ; et je suis devenue une lumière coupante, une béance concentrique. Je ne me comprends plus.

Ariane, ne t’inquiète pas, lui répond Pasiphaé. Ce lieu est déjà construit, il est construit à l’intérieur de toi. Je l’ai conçu pour toi. Ton regard est blanc, tu n’es qu’éblouissement superbe, déesse de la lumière qui ne reflète rien. Tu es maintenant la plus belle, aux traits inatteignables, comme est inatteignable ton frère, et comme le sera Phèdre.

Et tant pis pour Thésée. Qu’il tue son père, qu’il aille s’occuper de sa mère. Qu’il surveille sa descendance. Qu’il s’en aille. Qu’il s’en aille. Il n’aura pas mes filles.

Et ton fil n’est plus attaché à rien. Et tu tombes, Ariane, tu tombes, tu es avec Icare et vous ne savez pas si vous volez ou si vous tombez. Et tu penses être dans l’étroit couloir qui conduit à la mort. Et tu ne vois plus rien.

Je l’éblouis, se dit Pasiphaé, je l’éblouis. J’ai réussi.

Joseph Pasdeloup
La défense de Pasiphaé, 2013.
Court récit écrit pour le Lampadaire ©










































































































































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