ATTENTE/ERRANCE
Le coq attaché
COLLECTION DES CURIOSITÉS
LE COQ ATTACHÉ

Il y avait un paysan, près de Jérusalem, qui avait acquis un jeune coq de combat. Ce coq avait l'air d'une pauvre bestiole, mais il se couvrit de plumes avantageuses à mesure que le printemps avançait et il resplendit, bombant une gorge orange, à l'époque où les feuilles du figuier font éclater leur bourgeon.
Le paysan était pauvre : il habitait une cabane de torchis, et n'avait pour tout domaine qu'une cour étroite et malpropre plantée d'un figuier noueux. Il travaillait dur parmi les vignes, les oliviers et les blés de son maître, puis rentrait dormir dans sa pauvre cabane de torchis, près du sentier.
Cependant il était fier de son jeune coq. Dans la cour intérieure, trois misérables poules pondaient de maigres œufs, perdaient le peu de plumes dont elles étaient garnies et laissaient autour d'elles un amas énorme d'ordures. Il y avait aussi dans un coin, sous un toit de chaume, un âne morne qui, souvent, accompagnait le paysan au travail, mais qui parfois restait au logis. Et il y avait la femme du paysan, une assez jeune femme au sourcil obscur qui ne travaillait pas trop. Elle jetait aux volailles un peu de grain et des restes de l'écuelle et, avec une faucille, elle coupait du fourrage vert pour l'âne.
Le jeune coq atteignit à une certaine splendeur. Dans cette cour malpropre, parmi ces trois poules loqueteuses, on ne sait quel caprice de la destinée avait fait de lui un galant de haut vol. il apprit à étirer le cou et à lancer de stridentes réponses aux appels des autres coqs par delà les murs, dans un monde dont il connaissait rien. Mais il y avait une couleur passionnée dans son cri et les appels lointains des autres coqs éveillaient en lui des éclats inattendus.
– Comme il chante ! dit le paysan qui se levait et passait la tête dans le trou de sa chemise de jour.
– Il est de taille à avoir vingt poules, dit la femme.
Le paysan sortit et contempla avec fierté son jeune coq. Un animal insolent, magnifique – déjà il avait soumis les trois poules dépenaillées. Mais le coquelet dressait la tête, écoutant le défi des coqs lointains et invisibles dans cet univers inconnu. Voix de fantômes lançant mystérieusement des limbes vers lui leurs cris. Il répondait par un défi éclatant, indomptable.
– Il va sûrement s'envoler un de ces jours, dit la femme du paysan.
Alors ils lui jetèrent du grain pour le leurrer, s'en emparèrent bien qu'il se défendît, à coups d'ailes et d'ongles ; ils lui attachèrent à la patte une corde qu'ils assujettirent à son ergot et ils attachèrent l'autre bout au poteau qui soutenait l'appentis de l'âne.
Lâché, le jeune coq marcha d'un pas impétueux, prétendant, l'air indigné, s'éloigner des humains ; il arriva au bout de sa corde, fit un effort violent et clochard de sa patte prisonnière pour se dégager, tomba et, pendant un instant, se débattit éperdument sur la sordide terre battue au grand effroi des poules dépenaillées puis, avec une saccade affaiblie, se retrouva sur ses pattes et s'arrêta pour réfléchir. Le paysan et sa femme rirent de bon cœur et le jeune coq les entendit. Il eut alors l'obscur pressentiment qu'il était attaché par la patte.
Il cessa désormais de se piéter, de s'ébouriffer, de lustrer ses plumes. Il parcourait d'un air sombre l'espace qui lui était mesuré par son attache. Il continuait à engloutir les meilleurs morceaux de nourriture. Il continuait, parfois, à mettre de côté des morceaux de choix pour sa favorite du moment. Il continuait à sauter sur celle de son harem qui passait, nonchalante, à sa portée, lui jetant l'invisble charme. Un instant, il se balançait sur elle, frémissant. Et il continuait aussi à lancer son défi aux cocoricos qui, à l'aube, fondaient des limbes.
Mais c'était avec une voracité farouche qu'il engloutissait sa nourriture et son triomphe était gêné quand il s'était saisi d'une de ses poules misérables. Sa voix surtout avait perdu son timbre d'or. Il était attaché par la patte et il le savait. Son corps, son âme, son esprit était liés par cette corde.
Au-dedans, toutefois, sa vitalité était farouchement intacte. Quelque chose devait céder, ce serait la corde. Alors, un matin, dès avant les premières lueurs de l'aube, sortant de sa somnolence, dans un brusque sursaut de vigueur, d'un grand coup d'aile, il s'élança et la corde cassa. Il jeta un étrange cri sauvage, s'éleva d'un trait au faîte du mur et là il lança un cocorico éclatant, décisif. Si bien que le paysan s'éveilla.
Au même moment, à la même heure avant l'aube, le même matin, un homme s'éveilla du long sommeil dans lequel il était lié. Il se réveilla, gourd et froid, à l'intérieur d'un trou creusé dans le roc. Pendant tout le long sommeil, son corps avait été comblé de douleur et maintenant encore il était comblé de douleur. Il n'ouvrit pas les yeux. Pourtant il se savait éveillé, et gourd, et glacé, et raide, et plein de douleur, et lié. Son visage était entouré de froides bandes, ses jambes étaient attachées ensemble. Seules ses mains étaient libres.
Il pouvait remuer s'il le voulait, il le savait. Mais il n'avait pas de vouloir. Qui donc souhaiterait revenir d'entre les morts ? Une profonde, profonde nausée montait en lui à l'idée de mouvement. Il sentait déjà le fait irritant de l'étrange, incalculable mouvement qui s'était emparé de lui, le retour à la conscience. Il ne l'avait pas souhaité. Il avait voulu demeurer en dehors, là où la mémoire même est pétrifiée.

D.H. Lawrence, L'homme qui était mort
Traduction Jacqueline Dalsace et Pierre Drieu la Rochelle.
1933, extrait