ATTENTE/ERRANCE
Paysages de l'errance
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
Chapitre 1

















Chapitre 2

































Chapitre 3































Chapitre 4
PAYSAGES DE L'ERRANCE

La teinte particulière de cette brique, moins rouge que d'autres et comme éclairée de l'intérieur par quelques grains de sable qui se révélaient capables de transformer l'uniformité d'un simple mur en une symphonie de couleurs, ce détail anodin, trivial peut-être - quoi de plus laid qu'un mur de briques dans une cité ouvrière du nord de la France - donnait accès à une vérité de la lumière et de la matière qui valait bien ce qu'en pouvaient révéler les murailles du château de Versailles ou les tableaux d'un peintre.


Les pelleteuses avaient peut-être emporté les débris des maisons insalubres situées sur le côté obscur de la place, dans ce dédale de ruelles et de courées qui descendaient vers le canal et les usines. Emporté aussi le cours des promenades improvisées et les causeries impromptues sur le pas d'une porte, écran de bois devant lequel on se montre ou derrière lequel on disparaît, comme au théâtre, dans les vieux quartiers des vieilles cités. De grands ensembles tout neufs les remplaçaient peut-être, trop grands ou trop neufs, aux arêtes trop coupantes, rassemblements discontinus d'habitations empilées cassant la ligne de vie des rues.


Pourquoi cette poussière, ces cendres, ces scories sur l'épure des sentiments, pourquoi cette poix, ce poids, ce poison qui tue le désir, pourquoi ce paysage désertique ou ce froid polaire comme un défi trop lourd à relever, pourquoi cette attirance vertigineuse pour le vide, l'inanité, la vacuité, l'envers ou le revers du monde, pourquoi l'ombre plutôt que la lumière, pourquoi les fantômes ou les phantasmes plutôt que les vivants, les bien portants, les bien pensants, pourquoi cette fêlure, cette brisure dans son propre reflet, pourquoi ce manque, cette absence, cette trahison peut-être, cet oubli, ce départ, cette séparation, cette solitude, cette disparition, cet effacement, pourquoi ces quelques souvenirs si dérisoires, pourquoi les esprits carrés parviennent-ils à le rester, pourquoi occuper sa vie à se leurrer, à oublier, à contempler une épaisseur factice dans des miroirs aux alouettes, pourquoi cet écart, ce fossé, cet abîme entre bonheur et malheur?


Elle l'avait regardé intensément. Les cheveux qu'elle avait toujours connus blancs. La déformation de son dos qui poussait sa tête en avant comme celle d'un héron en train de pêcher le cou ployé. Le mouvement lent de ses doigts noueux roulant une cigarette. Sa main droite réglée comme un métronome portant à ses lèvres, alternativement, la cigarette qui nimbait son visage de fumée ou le demi de bière qui luisait comme de l'or dans la pénombre du café. Le travail de la main gauche, animée du même mouvement de balancier que la droite, venant décharger celle-ci de la cigarette pour qu'elle puisse saisir le verre, l'ensemble formant une admirable mécanique de gestes décrivant un angle droit depuis le point de jonction des deux mains, la gauche suivant le sens horizontal de la table, la droite s'élevant ou s'abaissant perpendiculairement à celle-ci, au rythme d'un tempo immuable qu'il avait un jour fixé une fois pour toutes, trois à quatre inhalations de fumée pour une petite gorgée de liquide, invariablement, immanquablement, interminablement, gestes à la régularité cosmique et attitudes sibyllines qu'elle garderait gravés pour toujours dans la chambre noire de ses souvenirs...


Détournant enfin les yeux du flot de véhicules, de ces hommes et de ces femmes qui paraissaient accrochés avec détermination à leur volant, elle avait repris sa marche vers les longs parallélépipèdes de béton perpendiculaires à la tranche de champs abandonnés sur laquelle elle se trouvait, de telle sorte qu'elle apercevait face à elle les murs aveugles formés par le petit côté des barres ainsi que l'enfilade des fenêtres situées sur la longueur des immeubles les plus proches, qui coupaient de leur masse la perspective fuyante des bâtiments plus éloignés. Sur le flanc opposé, une large avenue qui traversait toute la cité était bordée par une autre série de barres plus petites plantées sur une pelouse pelée. Ici ou là, séparés par une distance trop raisonnable, quelques arbrisseaux appuyés sur leur tuteur signalaient que la nature avait encore quelques droits sur son ancien domaine. Elle dérapait parfois sur des mottes de terre boueuses ou des touffes d'herbe grasse que la pluie avait rendues glissantes. La cité se rapprochait d'elle au rythme lent de ses pas. C'était un lieu de vie apparemment très différent du quartier ouvrier où elle avait grandi, mais les gens étaient à peu près les mêmes et logeaient d'une certaine façon dans le même genre de casiers fabriqués pour eux à l'identique. Une rue ouvrière, c'était de chaque côté un mur de briques fait d'un seul tenant, le plus long possible, derrière lequel on avait construit un autre mur semblable, puis on avait cloisonné et obtenu des maisons avec chacune leur entrée et sans rien au-dessus, ce qui rendait ces cases anciennes plus conviviales que les nouvelles. Freiné par les blocs de béton, le vent qui s'était levé reprenait de la force en s'engouffrant avec fureur dans les voies qui les desservaient. Ses tourbillons imprévisibles faisaient dériver la trajectoire des gouttes de pluie qu'ils entraînaient avec violence dans les courants d'air froid. Aussi avançait-elle tête baissée, les yeux rivés sur l'asphalte noir du trottoir qui reflétait encore une maigre lumière projetée par des lampadaires démesurement effilés, inutiles et ridicules géants d'acier qui luttaient mal contre le jour grisâtre. Elle arrivait au centre commercial...


Elle avait tourné dans une rue qui ressemblait à un couloir, aux longs murs de briques rouge sombre noircis par la fumée d'une usine toute proche, avec une succession de fenêtres plus hautes que larges et des portes qui fendaient cet alignement de briques uniformes d'une façon si répétitive que le regard n'en retenait qu'une image brouillée de stries verticales dans lesquelles il arrivait qu'un homme, une femme ou un enfant fussent avalés comme des figurines de papier dans une boîte aux lettres. Le regard canalisé par les deux rangées de maisons qui semblaient se rejoindre au bout de cette rue étroite, elle prêtait attention au battement de ses pas sur le pavé luisant...


Souvent, le soir, elle revenait marcher à travers cet espace incertain, ni campagne ni ville, ces anciens champs devenus terrains vagues, en attente de projets urbains, entre la ZUP et l'autoroute. L'antidote de la peur était quelque part de l'autre côté de la brume, où finissaient par disparaître les feux arrière des véhicules. Il fallait quitter la rive connue, s'élancer à travers cet espace incertain, ces terrains en attente d'un emploi, d'une utilisation, d'une occupation au sens propre du terme, aussi vagues qu'elle se sentait velléitaire, aussi vides qu'elle se sentait creuse, bordés du côté de l'horizon par la fluidité, la mobilité de l'axe autoroutier, et du côté de la cité par la rigidité, l'inquiétante immobilité des grands murs de béton, aussi austères que ceux d'une prison. Mais une sorte de paralysie la maintenait sur place, dans la prison de ses désirs contradictoires et de sa conscience confuse, déboussolée, affolée...
Françoise Gérard,
Paysages de l'errance.


1. Grains de sable








2. Retour imaginaire










1. Pourquoi?














2. Mécanique des gestes


















La cité































1. Pas à pas










2. Terre promise






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ATTENTE/ERRANCE
Maxence Van Der Meersch,Quand les sirènes se taisent extrait du chapitre 1,
COLLECTION DES CURIOSITÉS

Ici, Laure était mieux, dans la courée. Elle se sentait revivre. Elle regardait maintenant la « cour », sa « cour », où elle était née, où elle avait toujours vécu. Deux rangées de maisons basses se faisaient face, six de chaque côté. Peintes à la chaux, avec des soubassements vernis au goudron, elles eussent paru uniformes, identiquement sales, vétustes et branlantes, aux yeux d’un étranger. Mais Laure les connaissait depuis toujours, et l’habitude les faisait dissemblables, à ses yeux. La porte des Boli, les nègres, était la plus sale, tout éraflée par les coups de pied des gosses. Des brise-bise frais égayaient d’une note claire la fenêtre de la vieille Elise. Un fer à cheval porte-bonheur, cloué sur la muraille, indiquait la demeure d’Honoré Demasure, le communiste. Et, les Dauchy ayant repeint en vert, bien des années auparavant, boiseries et contrevents, leur maison s’appelait toujours, malgré quinze années de soleil et de pluies, « la maison verte ». Aux yeux de ces gens, elle l’était sans doute encore.
Des fils de fer, en réseau dense, formaient à travers toute la courée, à deux mètres du sol, comme une nappe serrée. La lessive du samedi y pendait, un étalage de hardes pauvres et multicolores que gonflait le vent. En se baissant, Laure alla jusqu’au milieu de la cour, aux « communs ». Là étaient la pompe et le cabinet uniques, qui servaient pour tous les locataires. Laure pompa un peu d’eau, s’en aspergea la face, se sentit revigorée. Mais elle n’osait pas encore rentrer à la maison, l’idée seule de cette odeur de hareng et de chiffon brûlé la rendait malade, de nouveau. Elle traversa la cour, alla frapper à la dernière porte, tout près du couloir de sortie, là où les brise-bise blancs attiraient le regard. Et la vieille Elise vint lui ouvrir et la fit entrer.

Maxence Van Der Meersch,
Quand les sirènes se taisent, 1933