DÉPLACEMENTS 1
Le souffle du manque
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE SOUFFLE DU MANQUE

La place était très vaste, une place ovale, entourée de palais hauts et blancs, une fête de persiennes vertes tout autour, sur le pavé des îlots d’orangeraies, au-delà des corniches un ciel perdu dans son bleu cobalt, un ciel mourant dans les grandes mains du soir : le lointain, qui apparaissait dans une trouée entre les constructions, au bout d’une rue escarpée, était bleu, comme tout lointain, et lui aussi était mourant dans l’étreinte du soir. Toutes les tables du café étaient peu à peu tombées dans l’ombre, la mienne était la dernière à retenir encore un peu sur le verre de prosecco la lumière de la fin juin, la partageant avec le chien qui était resté tout le temps tranquille et couché à mes pieds, à suivre d’un œil très mobile le mouvement des voisins. Maintenant son dos brun-noir et brillant allait lui aussi se confondre avec les ombres qui envahissaient la place.
Ce fut à ce moment, exactement quand le vol noir d’une hirondelle déchira l’air en fondant au cœur de la place pour remonter d’un coup, ce fut alors que je ressentis, soudain impétueux, un vide qui battait dans mon estomac en demeurant vide, un vide implacable, de là se répandant dans mes veines et mes pensées, s’infiltrant dans mes souvenirs et ma respiration, un vide qui était manque et désir en même temps, perception du fait que ce qui est perdu est perdu pour toujours, perception accompagnée d’une affection immense pour l’objet perdu qui, lui aussi, semblait vide, c’est-à-dire privé de nom et même d’essence, pur manque dispersé dans l’air du soir.
Cela arriva de nouveau, à quelque temps de là, dans une autre ville, la route était fermée à la circulation car c’était jour de marché, le long des bancs de fruits et légumes les voix se pressaient, dans les kiosques de bois, derrière les piles de fromages, les marchands offraient aux clients des morceaux à déguster. Je venais d’entrevoir une ruelle latérale où me replier, et une fillette m’effleura, haletante, elle demandait si quelqu’un avait vu son chat roux qui était descendu dans la rue et s’était perdu au milieu des gens, ce fut alors, tandis que je tournais sur le trottoir de l’autre rue et que je voyais que la fillette avait tourné elle aussi et avait aperçu à ce moment son chat et l’appelait et allait le rejoindre, maintenant que le chat s’était arrêté sur le seuil d’une porte pour se laisser rejoindre, ce fut alors que, plus violent encore qu’auparavant, revint le vide, effrayant comme un abîme. Mais cette fois, sans presque s’attarder dans l’estomac, il évoluait vite vers une abstraction vague et diffuse, s’insinuant dans mon regard et mes pensées, de sorte que la rue devenait une rue de n’importe quelle ville du monde, avec la lumière de midi qui gommait les différences entre les palais et recueillait toute chose dans un lointain sans contours, sans limites, et moi j’étais là au milieu de ce lointain, avec mon vide qui était même alors une grande bulle d’inexistence, au centre de laquelle tournoyait le sentiment, ou peut-être l’idée, d’un manque immense, d’une privation que rien ne pouvait combler, et tout ceci était douloureux, était asphyxiant.
La chose se répéta un soir au théâtre, au beau milieu d’une célèbre romance qu’un ténor caressait avec volupté et lançait vers le public, elle se répéta un après-midi alors que j’emmenais mon chien dans les jardins, et encore un matin d’hiver pendant que je réchauffais le moteur de ma voiture, et que l’essuie-glace balayait la neige fondue, elle se répéta bien d’autres fois, et chaque fois le vide était plus vide, une étendue infinie de sables irréels s’ouvrait toute grande, sans mirages à l’horizon.
Aujourd’hui, il y a quelques années que ce délire d’absence s’est comme dissipé, semble s’être évaporé en lui-même, vide d’un vide. C’était surprenant : au fur et à mesure que les assauts s’espaçaient, la perception du vide, de sa violente irruption dans le corps, abandonnait l’instant, perdait le lien avec le paysage et avec ce qu’il y avait autour, et alors il arrivait que les choses retrouvassent très lentement comme une présence, comme une maison à elles dans la présence, et cette présence avait une sorte d’irradiation : c’était, pour ainsi dire, une lueur de consistance. A partir de ce moment les fenêtres des immeubles, le vol des hirondelles, la foule du marché, la lutte et l’étreinte de la lumière et de l’ombre, tout paraissait participer, de sa place, à une nécessité, l’éclair de l’apparaître mettait sur toute chose une brillance vibrante, même si provisoire.
Le manque qui, comme le vent sur un arbre, s’était abattu à plusieurs reprises sur mon corps et dans mon esprit, n’était plus la perception d’un moment. Le frisson qui auparavant déflagrait en un instant était devenu maintenant persuasion que l’existence même, l’existence des individus et l’existence universelle, coïncidaient avec ce manque : la respiration même du monde n’était autre que le souffle de ce manque. Qu’était en effet l’apparaître sinon l’impossible somme de vides infinis?
Ainsi, sur fond d’un Manque absolu, sans commencement ni fin, les corps et les choses m’apparurent enfin comme le surgissement d’une apparence temporaire et pour cela précieuse, comme le vent d’une présence fugitive et toutefois touchée par la chaleur de la proximité.
Maintenant je pouvais apercevoir le sourire de la fillette à l’instant où elle retrouvait son chat.

Antonio Prete « Le souffle du manque »,
L'ordre animal des choses,
traduit de l'italien par Danièle Robert,
Les éditions chemin de ronde, collection Stilnovo,2013.















































































publié avec l'aimable autorisation de l'éditeur