ATTENTE/ERRANCE
Clandestins
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
CLANDESTINS


Fuir l’horreur, à travers d’autres horreurs.
Fuir la mort, à travers de multiples petites morts.


Destins tragiques de ceux/celles qui n’ont d’autre espoir qu’une mort en sursis face à une mort certaine.

Sans nom, tout au plus un visage et un corps qui luttent contre tout et tous- identité à jamais niée-, par l’argent payé pour rejoindre un mirage de survie.

Hommes/femmes/enfants à l’existence rayée du possible,
hommes/femmes/enfants à la peau noire ou bronze, au regard vide et pareillement absents.
Où réside l’espoir quand tout se désagrège?

Il y a la nuit- partout, au-dessus dans le ciel dont on ne regarde plus ni étoiles ni soleil, en dessous dans la violence des flots qui secouent les viscères et l’âme, autour quand l’horizon se ferme sur une image de soi-même multipliée à l’infini par la douleur et la désespérance.

Il y a ce qu’on ne pensait jamais devoir vivre.

Ahmed, Leïla, Khaled, Youssef, qui d’autre encore dans la longue marche ?

Unis dans le déchirement – il faut s’arracher à un cocon affectif – village, famille- en oublier l’essence, en renier la langue et la culture. Il faut. Il faut un jour décider d’extirper de soi ce qui pouvait être amour, espoir et qui ne s’est révélé que haine, violence et malédiction.
Unis dans le harcèlement – Chercher/trouver l’argent, chercher/trouver la filière, chercher/trouver des bourreaux temporaires, on espère qu’ils le soient, Chercher/trouver la force au-delà des limites du possible.

Unis dans la peur – la peur, seul sentiment qu’on est encore en mesure d’éprouver, le moteur ultime avant, pendant, pour l’après on l’espère plus douce, difficilement on imagine son absence, cela tiendrait du miracle. La peur dans la faim, la soif, les remous menaçants des vagues, les gifles du vent qui transporte les embruns. La peur dans la violence des mains, des bouches et des sexes.
La peur dans sa plus cruelle extension.

Départ
Ne pas regarder derrière soi, surtout ne pas s’attacher à une forme, une couleur familière, une voix, surtout ne pas emporter ne serait-ce qu’un grain de ce que l’on quitte, surtout pas de souvenirs ; c’est le prix à payer pour rendre le départ possible et anesthésier un moment la douleur ; une fois qu’on sera déjà très loin, elle pourra resurgir si elle en a encore la force.

La longue marche
Ne pas penser au soleil de plomb qui déchire les yeux, qui alourdit les membres et rend les pieds sanglants ; ne pas penser à des lèvres éclatées, à une peau étouffée par la sueur et le sable ; ne pas penser qu’il n’y ait pas, à l’horizon, une source et quelques dattes ; ne pas penser à ces regards lascifs, arrogants, en tout menaçants.
Ne pas penser dans cette longue marche forcée.

La mer
C’est par l’odeur d’abord qu’elle paraît, une odeur singulière, l’odeur avant de voir le rivage. Un parfum humide et âpre après la stérilité sèche des déserts de dunes ou rocailles. – La mer –, pour la plupart jamais vue avant. La mer, enfin, pour certains jamais atteinte ; des corps perdus en route – sacrifiés à une utopie de liberté, des corps que blanchit la canicule, qu’ensevelit le vent.
Et la barque, juste un « quelque chose de plat, long et décoloré», se balançant doucement mais en équilibre précaire comme sur le point de vouloir déjà terminer sa course au fond des flots. Une barque qui n’a rien d’un bon présage.

La traversée
Et la marche continue, marche flottante que n’assure plus la prise des pieds sur un terrain solide, marche flottante dont on ne peut avoir le contrôle. Sensation extrême d’instabilité existentielle : que deviendra-t-on en proie à l’horizon ? Et intensification de l’angoisse, paradoxalement plus sentie qu’avant, car ici pont de fuite : la liquidité et le péril permanent ôtent forces et courage – la terreur règne dans le silence des voix, dans l’immobilité statuaire des corps. Le silence des voix qui n’ont plus rien à dire, le silence juste parfois lacéré par un sanglot isolé ou un cri de détresse. La violence qui n’épargne pas ceux-là mêmes qui voulaient la fuir ; le désespoir attise les ses des bourreaux, aiguise leurs armes pour s’acharner sur des êtres qui semblent ne plus rien avoir à perdre, des êtres qui ont déjà tout perdu d’eux-mêmes, alors que peut-on encore leur soustraire ?
La barque de la mort en sursis.
Un huis -clos suspendu entre la vie et la mort, entre le ciel et les abîmes, un huis-clos obscur, malodorant – insupportable – et par force supporté.

Quand on réussit encore à relever la tête, dans un ultime élan de dignité retrouvé, dans la trêve accordée par la mer ou les hommes, on regarde devant soi, l’horizon où l’on voudrait , comme les naufragés d’un voyage infernal, voir se délimiter une fine ligne sombre – Terre –.

Monika Madrigali
Clandestins, 2015