ATTENTE/ERRANCE
3 attentes
COLLECTION DES CURIOSITÉS
1. Journal de cellule
JOURNAL DE CELLULE

Maintenant donc, essayez d'entrer dans cette cellule et de vous figurer pendant quelques secondes le malheur que subit un captif durant des milliers d'heures. Pensez simplement à une chambre dont vous ne pouvez pas ouvrir la porte et dont la fenêtre ne vous laisse pas voir un centimètre de ciel : des murs gris fer, qu'on ne peut toucher sans retirer sa main noire de poussière, une paillasse infecte et tout écrasée sur la dalle de ciment, un seau et, pour toute compagnie, des punaises par milliers qu'on s'occupe à écraser avec soin chaque jour sans qu'elles diminuent jamais. Nous sommes, disons le 15 janvier. Vous êtes là si tout va pour le mieux jusqu'au 15 juin: 150 jours. Peut-être trois fois moins, ou trois fois plus. Que sais-je? Mais ce chiffre, ces dates ne signifient rien. C'est comme des chiffres astronomiques, des années-lumière. Qu'est-ce que 40 jours, 150 jours, 400 jours, quand la minute présente ne passe pas, quand l'heure présente n'a pas de fin, quand la journée est infiniment déserte ? Il faut tenter de vivre dans ces cinq mètres carrés (1m.80 sur 2m.80). Mais vivre de quoi, vivre avec quoi, vivre pourquoi ? Qu'est-ce que vivre? Et que sera la vie d'un captif enfermé dans sa cellule sinon l'attente insensée, l'attente obsédante du jour où la vie lui sera rendue, du jour où il pourra vivre. La vie d'un prisonnier n'est strictement plus que l'attente de la vie. Encore si l'attente était certaine, s'il pouvait être assuré de retrouver la vie un jour, s'il était condamné à passer là trois mois six mois, un an même, cela serait dur assurément, mais cela serait plus supportable. Si lointain serait le but, on s'acheminerait vers lui jour après jour. On verrait diminuer lentement la chaîne qui vous retient. Si l'on pouvait savoir! Si l'attente pouvait être pleine et sûre! Mais c'est ici qu'intervient la torture qu'inflige l'ordre nouveau à tous ses détenus : Ils ne savent pas s'ils sortiront le lendemain, ou dans deux ans, ou jamais. Tout peut leur arriver à tout instant. Ils peuvent être fusillés comme otages. Ils peuvent être condamnés à mort et exécutés, ils peuvent être libérés par on ne sait quelle intervention, ils peuvent être déportés en Allemagne ou en Pologne. Ils peuvent mourir fusillés en masses lors d'une évacuation rapide, ou encore lors d'une épidémie ou d'un bombardement. Tout est possible. Rien n'est certain. La fin de la guerre représente en tout cas pour la plupart l'échéance la plus rapprochée de leur captivité (c'était mon cas). La fin de la guerre! (Nous en sommes tous là il est vrai, et c'est un lieu commun de dire que nous ne savons pas si nous vivrons demain. Mais tout autre est la portée de cette incertitude pour l'homme qui ne peut vivre de rien d'autre.) Ils sont donc gardés là indéfiniment, ils ne savent pas si c'est pour la mort ou pour la vie. Ils ne peuvent qu'attendre, mais voici qu'il est possible que cette attente soit vaine et qu'il n'y ait rien à attendre, qu'il y ait la mort au bout de cette attente. Pensez à ce que peut être l'état du cœur d'un homme qui ne peut battre que dans l'attente de la vie lorsqu'elle se change en attente de la mort. Que devient le cœur d'un homme qui ne peut qu'attendre, au moment où il réalise qu'il est inutile d'attendre quoi que ce soit? Cet homme, alors, entre dans le désespoir. Il descend tout vivant dans le séjour des morts où le temps qui passe ne mène plus à rien. Ou plutôt c'est comme si le temps ne passait plus et que tout se pétrifiait dans une immobilité éternelle. On s'en rendra compte dans les notes qui suivent : La captivité a l'avantage de simplifier à l'extrême toutes les questions, de les éliminer même parfaitement sauf une, une seule et unique: celle du combat de l'espérance et du désespoir. Certes il ne s'agit pas d'un désespoir philosophique ou romantique. Quand le désespoir s'empare d'un captif, il ne fait pas de manière, il n'a pas besoin de se gêner et de se faire passer pour une doctrine intéressante, mais il bondit sur lui de la manière la plus sommaire, la plus brutale, comme le bandit caché dans un fourré, et il l'étrangle lentement avec une jouissance horrible, avec le ricanement de l'enfer. C'est le démon en personne. Il ne se déguise pas en ange de lumière. Il est plutôt le lion rugissant dont parle Pierre, qui s'est jeté sur vous à l'improviste et qui vous dévore tout vivant, qui vous dévore indéfiniment comme le vautour de Prométhée. Il n'y a là aucune spéculation, aucune tricherie. Quand même il aurait rêvé d'être un jour en prison et désiré faire cette expérience, dès les premières heures de sa solitude en cellule, le captif aura découvert ce compagnon infernal dont il ne pourra plus que vouloir se débarrasser sans jamais y parvenir. C'est contre lui, contre ce personnage embusqué derrière chacune des minutes de sa captivité qu'il lui faudra tenir du matin au soir, et souvent du soir au matin, et le lendemain, et la nuit suivante, et le surlendemain ... Toujours se battre! sans trêve ni armistice possibles, contre le fantôme du désespoir. Si encore c'était contre la mort, ce serait tout autre chose. L'explorateur, le soldat, l'aviateur, le prisonnier qui s'évade, côtoient sans doute la mort de plus près que l'homme dans sa cellule, mais ils sont en pleine action, ils sont tendus vers un but concret qui est justement d'échapper à la mort et il y a pour eux toujours quelque chose à faire encore qui les rapproche de ce but. Mais l'homme en cellule ne connaît rien d'une telle action, d'une telle lutte qui serait déjà en elle-même pour lui une véritable délivrance. Il est là purement passif, ne pouvant combattre pour s'arracher à la mort, mais obligé de combattre sans fin pour s'arracher au désespoir qu'alimentent en lui continuellement l'incertitude d'en sort qui n'ont à rendre compte à personne de leurs actes et qui peuvent faire de lui exactement ce qu'ils veulent.

Roland de Pury,
Journal de cellule, extrait
1944 (éd. La Guilde du Livre, Lausanne)

































































N.B. Les éditions de la Guilde du livre n'existent plus, nous n'avons pas trouvé comment contacter les ayants droits de Roland de Pury, nous espérons qu'ils seront d'accord avec cette publication. Sinon qu'ils nous le fassent savoir, nous retirerons cet extrait du site du Lampadaire.
ATTENTE/ERRANCE
3 attentes
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
2. Attaque
ATTAQUE
Et les chiens dehors puent le crime et crient des putains.
Attendez, juste attendez.
Avec mon pote Victor, on tue les chiens dehors, et la merde s'en va.
Juste la merde s'en va.
Et les chiennes, dehors, hurlent aux abois. Et les chiennes, dehors, peuvent jouer aux émois.
Mais juste, attendez.
Mais juste, dites-moi.
Dites-moi comment cancaner des sauvages. Comment cahuter des obstacles. Comment culbuter des carnages.
Et dehors, les carnivores, dehors, puent le souffre et sulfatent en acier.
Et c'est l'orage vous savez, dans les têtes, c'est l'orage.
Et les chiennes, dehors, crient à la lucarne. Et les chiennes, là-bas, minaudent en fanfare.
Et ça sent la mouille, vous trouvez, dans les herbes, ça sent la moelle.
Mais attendez, juste, attendez.
Parce que la merde s'en va.
Juste, la merde s'en va. Et s'en détache, la merde.

C. Von Corda
Attaque,
inédit. Lampadaire 2014
ATTENTE/ERRANCE
3 attentes
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
3. Klezmer
KLEZMER

C'est un grand bâtiment avec ouverture sur cour. Vous voyez. Les fenêtres y sont partout mais la lumière s'y fait passagère.
C'est un grand bâtiment avec ouverture des pattes arrière. Vous voyez. Les fenêtres y sont plutôt extérieures mais la lumière s'y fait couverte.

Et ça monte comme ça vient. D'un souffle d'un seul, ça monte. Et les aveugles aussi. Tout y passe.

J'y déambule ouverte et haut perchée. À l'affût, à l'aguet. Détendue de derrière. Humide de devant. Et chacun de mes pas élargit, écarte, chaque lèvre du bas.
Et j'ondule et transpire. Vous voyez. Je vous mate.

Les couloirs hostiles se font plutôt sombres dans les fins d'après midi.
Et je guette votre bureau. Et je guette la porte ouverte. Vous voyez. Nous nous regardons.
Les couloirs se font complices. Les couloirs se font dociles. Les couloirs se font possibles. Et les murs des vitres permettent le jeu du pas vu, prenez sur vous, pas pris, méprenez-vous.
Parce qu'à chacun de mes pas, je sens ma peau du bas qui frotte sur les coutures de mon jean.
Et ça me met en appel. Et ça me met en alerte.

Mais je continue ma parade vespérale. Et ondule du bassin et roule des épaules. Ma bouche entrouverte humecte les poils de la moquette sous mes pas. Et je marque le territoire du regard, qui note et retient les espaces à combler. Les espaces à tenter. Les espaces à soumettre.
Et quand la journée se termine tendue de rencontres qui n'en sont pas, de corps qui s'échappent et qui n'en sont pas, de propositions qui s'estompent et n'en sont pas, ça brûle dans le bas ventre.
Tout cet amalgame, toutes ces images, toutes ces idées-là, ça brûle.
Parce qu'à chacun de mes pas, je sens ma peau du bas qui frotte sur les coutures de mon jean. Et ça me met en appel. Et ça me met en alerte.

Alors je marche encore et plus souple. Et mon bassin, je le fais bouger mon bassin. Vous voyez.
Si vous me regardez de dos, vous verriez deux fesses rondes qui roulent haut perchées.
Et ça sent la noisette. Et ça sent le félin.
Entre mes cuisses, sur le tissu du jean. Ça se rend moins rêche. Et les pas se font plus serrés. Et les muscles sont parcourus de légères contractions. Et les muscles sont parsemés de légers spasmes.

Dans les couloirs aux lumières absentes, votre bureau reste éclairé. Vous n'en sortez pas. Je vous guette.
Toute la journée, à coups de sourires, je vous attends.
Toute la journée à coup de regards, je vous guette j'ai dis, vous, au bas ventre tendu dans votre pantalon.
Alors dans les couloirs désertés de vendredi de fin d'hiver, je sens votre odeur dans votre bureau encore éclairé. Je reste dans le couloir éteint. Vous ne pouvez me voir, je ne peux que vous penser. Alors je plaque mes fesses cambrées sur le mur en face. Et les vas et vient de mon corps sur le mur, trempent mon jean entre deux.
Désormais à chacun de mes mouvements vous me reconnaîtrez, vous reconnaîtrez l'odeur de l'animal.
Et j'envoie la tête en arrière un peu.

Et ça monte comme ça vient. D'un souffle d'un seul, ça monte. Et les aveugles aussi. Là où il fait chaud, là où c'est humide.
En attendant devant la lumière du bureau. En attendant devant au loin le bureau éclairé.
Et les couloirs-ennemis séparateurs m'enclavent dans un plaisir solitaire interdit.
Et les couloirs-barrières contre nous m'encerclent dans un plaisir monologue pas permis.

En attendant rien devant la lumière du bureau.
En attendant rien devant au loin le bureau éclairé.
Et ça frotte contre le mur. Et ça frotte entre le jean.
Et l'ouverture de mon corps ne vous appartient pas. Je languis de mon attente de vous. Je trempe dessus. Et ma marche d'excitation approche à sa fin et dévale ses chutes d'eau libre à la lumière que vous ne daignez éteindre, que vous ne daignez étreindre.
Et ça s'écarte les jambes en talons hauts et ça grandit, s'ouvre, les cuisses inhabitées de vous.
Tout ça pour finir la tête collée au mur dans un souffle de plaisir qui vous guettait, qui vous guette, qui ne vous guette plus.

C'est un grand bâtiment avec ouverture sur rue. Vous voyez. Les fenêtres y sont fermées mais la lumière s'y fait dehors.
C'est un grand bâtiment avec ouverture sur rien du tout. Vous voyez. Les fenêtres y sont plutôt tombantes mais la lumière s'y fait plutôt couvrante.

C. Von Corda
Klezmer,
inédit. Lampadaire 2014