PORTRAITS DE FAMILLE 2
Deux mères
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
DEUX MÈRES

Les gens voudraient changer de mère. Les gens ont de la rancœur, une vive rancœur qui les tient jusqu'à très vieux, pour leur mère. Ils rêvent d'une mère qu'on leur a dictée, une mère à la voix qui berce, maman douce et compréhensive, qui chante et susurre des mots tendres. Sur le soir de leur vie encore, ils rêvent d'être pris dans le creux tiède de ses bras, d'une voix qui murmure à leur oreille allongée et poilue. Ils sont des vieux pleurant leur enfance perdue, leur enfance volée car il n'y a pas d'enfance sans mère, ils le croient fermement, il n'y a pas d'enfance sans une certaine sorte de mère, image parfaite de mère imposée du dehors, ils ne se rendent pas compte, ils ne voient pas que ce rêve ne leur appartient pas. La mère qu'ils ont eu, ceux-là, elle était défaillante et défectueuse et dure. Ou simplement absente, ou indifférente, ce qui revient au même. Elle les a faits souffrir du manque de caresse, câlineries et cajoleries, et les anciens enfants privés de tout ça s'inventent pour dormir le plus gentil des clichés.
Elle, au contraire, la femme dont je veux parler, sa mère était parfaite. Plutôt, elle s'était faite sans défaut pour sa fille. En beauté et en patience compréhensive. Sa mère n'était pas comme les autres gens. Elle ne s'était pas inventé une mère de rêve et de remplacement pour se guérir de son enfance, elle s'était rêvée elle-même, fabriquée pour correspondre exactement et dans les moindres détails à l'attente collective, pour que jamais, oh non jamais, sa fille puisse lui reprocher quoi que ce soit, qu'elle ne puisse pas lui être infidèle en se forgeant une mère plus belle. Alors quand le rêve est venu de changer et de trouver mieux, quand la femme que j'évoque s'est autorisée cette traitrise, ce qu'elle a trouvé, paradoxalement, c'est le plaisir suave d'une mère plus laide, plus folle, et méchante. Pour exister par elle-même et sortir enfin de l'ombre qui l'avait longtemps effacée, pour se donner pleinement et en toute indépendance à sa propre maternité, elle s'est modelé la douce figure d'une vilaine marâtre.
C'est arrivé alors qu'elle attendait son premier enfant. C'est arrivé quand elle a reçu l'effrayante nouvelle, qu'elle attendait une fille, que les choses se continuaient, se répétaient, de fille en fille, et que rien, aucune petite aspérité dans le souvenir de sa mère, ne lui permettrait de croire qu'elle pourrait la surpasser en douceur, ou en don. Face à cette terrible découverte et à l'impuissance à laquelle elle s'est trouvée réduite, il y eu cette solution-là, secrète, de se forger une mauvaise mère. En attendant la petite qui germait dans son ventre, pour apaiser la terreur qui la prenait et lui serrait la gorge, elle se faisait chaque jour une petite séance de cauchemar réconfortant, une fausse enfance de misère et de solitude, et s'inventait, morceau par morceau, affreux lambeau par affreux lambeau, comme Frankenstein créant son monstre, la génitrice la plus atroce, une qui épouvante et qui, à elle, caressait l'imagination. Elle a eu honte bien sûr. Elle s'est dit que cette envie qu'elle avait, c'était celle de quelqu'un qui n'avait jamais souffert, qui ne connaissait pas la douleur de l'abandon et qui était assez confortable pour désirer la douleur. Alors elle s'était cachée de ça, elle avait menti, elle avait gardé précieusement son secret inavouable.
Elle la voit. Elle s'allonge tranquillement sur son canapé, un oreiller douillet sous la tête, la nuque légèrement relevée et le corps bien étendu, le dos calé pour ne pas trop sentir le ventre alourdi de la petite qui pèse, et la voit. Sa mère idéale et désirée est alcoolique. Elle porte sous ses yeux les valises brunes du vin, la peau fripée du sommeil enfui, les cercles de terre asséchée, craquelée comme la boue du désert, cercles qui jaunissent le regard, le font partir loin derrière et le vident. La plupart du temps, elle serait effondrée sur un fauteuil, réduite à une carcasse, muscles avachis et bourrelés denses qui débordent et la main tachée qui pend. Le corps, la main, la clope qui pend. Et la cendre sur le tapis. Elle serait immobile. Perpétuellement. Fixée dans sa moiteur poisseuse, monstrueuse, et partie ailleurs, en dehors du langage, déchirante de rien. Son souffle stupéfiant. Et moi j'étais dans son ventre. Je rêve l'horreur d'avoir été dans ce ventre, cuvée comme tout ce qu'elle boirait, et rejetée ensuite. Comme je la cacherais cette mère, je la cacherais aux yeux de tous, elle serait inmontrable. Et ce serait facile : elle-même refuserait de se donner au jour et aux regards, à la vie. Je pourrais juste la dire, me dire en la disant, voir l'intérêt pour moi de celui qui m'écoute, la douce pitié à la place de l'admiration qu'inspire ma vraie mère, moi inexistante et c'est tout. Je la dirais, elle et ses fringues de loques, n'omettant aucun détail sordide, exagérant le sordide, couleurs passées et pisseuses du costume, bouffe séchée dégoulinant au cou. Mère dont on se défait facilement, qu'on abhorre et crache et expulse. Les mères expulsent les enfants mais les enfants doivent expulser les mères. Elle m'a expulsée, je l'expulse à mon tour avec dégoût. Mais facilement. Elle, le vide ; elle, le rien. Les yeux mi-clos, lourdes paupières vertes, qui me voient et ne me voient pas. Est-ce qu'elle est morte ? La crainte de l'enfance, de désir mêlée, quand elle aurait trop bu. L'enfant coupable qui veut la mort de sa mère. Quand elle ronflerait sur le fauteuil, puis quand elle tanguerait comme une barque. Cognant les murs et recognant, sifflant son souffle rauque. Au bord du précipice, je vais me coucher, phrase sans les consonnes, quasi inaudible, devinée par habitude. Voix pâteuse, langue énorme, collée au palais, bouillie, invraisemblable bouillie gutturale et morne, consonnes avalées, traînantes et mâchées. Rumination et ruine des mots. Ce serait ça les souvenirs, souvenirs de sept ans, de la mère qui se lève et se couche, qui tangue et qui vacille et perd son équilibre. Débrouille-toi, tu es grande, je suis fatiguée et je me couche. Pas de sentiment d'abandon, non. Un soulagement car elle se couche. Qu'elle se couche. Et disparaisse enfin dans le fond du puits que l'alcool a creusé pour elle. Un ensevelissement. L'enfant qui ramasse les vêtements tombés dans le couloir, toutes les traces de sa sale présence. Ramasser, ranger, haïr. Se construire contre, ensevelir la mère sous la honte, pelletée par pelletée. Comme ce serait simple et beau.
Souvenir de sept ans, souvenirs. Le délice des sentiments faciles enveloppe d'une écharpe douce, d'un mohair chaud. La facilité de la haine, de la colère, comme une laine tricotée main efface pour un temps l'image adulée pendant l'enfance, la vraie mère sans défaut, la statue. Construite par ses soins avant, par ses petites mains d'enfant qui aime et admire, maintenant encombrante. Statue qui prend tout l'espace dedans, il n'y a pas la place, pas de place avec fontaine et bacs à fleurs pour rendre hommage à la statue. Elle était la plus belle des femmes, absolue et sublime aux lèvres rouges, envoûtante de parfum mélangé à la cigarette, ses bras profonds, fossette au sourire aimant, sa féminité qui enivre. Souvenir lyrique, bâti à sept ans, chéri et dévastateur. Elle, ses yeux agrandis de khôl, ses cils battants, ses yeux d'indulgence et d'amour posés sur elle. Être elle. Petite, elle lui volait ses foulards et ses chaussures. Pieds minuscules de fillette, jambes qui se tordent sur les talons trop hauts. L'espace, le vide, entre le talon et l'arrière de la chaussure, marquait l'inaccessible. Elle claudiquait pour lui ressembler, vacillante et ridicule, clownesque. Et le maquillage que sa mère prêtait, la douceur vaporeuse du gros pinceau, la sensualité du rouge à lèvres, de ses lèvres sur les lèvres de la petite, le trouble. Bâton qui glisse sur la bouche, épaisseur salée, pâte mangée pour mieux en sentir le goût d'interdit. Un peu de la femme sur la fille, princesse délirante et folle, fausse cigarette tenue avec une grâce maladroite, chercher la femme dans le moi d'enfant. Elle qui la couchait tendrement, c'est le rêve des vieux qui n'ont jamais eu de mère, s'allongeait au bord du lit, on pense aux vieux et on pense à Proust, l'entourait et la gardait, longtemps, contre son corps. Longtemps, si longtemps, jusqu'au sommeil, pour protéger des mauvais rêves, elle restait, généreuse d'elle-même. Comme sûre qu'elle seule pouvait effacer les dangers de la nuit. S'engourdir dans ses bras, tout doucement sombrer en caressant le creux fragile du poignet et se promettre, avec la fermeté de l'enfance, quand je serai grande, je serai toi.

Quand je serai grande, je serai toi. Ou je ne serai pas.
Agnès Jauffrès
Deux mères ©, 2014
court récit écrit pour le Lampadaire