ATTENTE/ERRANCE
La brodeuse et les perruches
COLLECTION DES CURIOSITÉS
LA BRODEUSE ET LES PERRUCHES

Si les hommes n'avaient pas cette manie de s'attacher depuis toujours, elle ne serait pas là à attendre. Elle n'aurait pas besoin de perruches pour lui tenir compagnie, ni de fils colorés. Si les hommes n'avaient pas cette manie de s'attacher tout en refusant l'attachement.
Cette idée des perruches pour être moins seule, elle l'avait eue en lisant, comme elle avait eu l'idée de broder pour l'attendre. Il y a tant de bonnes idées à prendre dans les livres quand on en manque, quand on ne sait plus comment remplir le temps. Elle avait relu l'histoire de Félicité, la servante à la vie mécanique, la paysanne dévouée, ignare, mystique, celle qui perd tous ceux qu'elle ose aimer, celle dont la vie est peuplée de taureaux, de colombes, et qui meurt auprès de son cher perroquet empaillé. Félicité parfois malheureuse, parfois indifférente, verso de Pénélope. Elle avait relu et elle s'était dit que oui, les perroquets, les perruches, ça irait bien avec le point de croix.
Elle avait beaucoup réfléchi à tout ça. Au problème d'attendre un homme qui bouge et qui ne bouge pas, qui revient et qui n'arrive jamais, à la solitude des brodeuses. Elle s'était dit qu'il lui fallait un animal de compagnie. Mais lequel ? Pas un qu'il faut caresser, ni un chien, ni un chat. Un poisson ou un oiseau. Mais quand même les poissons sont idiots, muets, béats, et un aquarium, les parois de verre d'un aquarium, ces limites répétitivement marquées par le parcours stupide et identique, et, pire parfois, circulaire, de ses habitants, limites malgré la transparence qui ne trompe pas l'oeil, le contraire de l'horizon, de l'infini, du dieu puissant au trident, l'aquarium, non, décidément, elle ne pouvait s'y résoudre. Il lui fallait un oiseau. Oiseau en cage et oiseau sédentaire. Prisonnier. Douloureux. Image d'elle figée par l'homme qui ne vient jamais. Image de lui qui veut le retour, ne veut pas le retour, approche, s'éloigne, avance et repart.
Elle était allée à l'animalerie. Elle avait laissé ses fils de couleur, ses cotons, et, un après-midi, elle était sortie chercher son oiseau. Le soleil, par les persiennes, striait joliment le parquet et l'appartement était rayé d'ombres et de lumières, en algorithme. Ça faisait bien sentir le silence, l'épaisseur du silence, la chaleur. Elle avait quitté son ancienne solitude, claqué la porte, tourné les clés. Sa tête était pleine de perruches, de futures amies avec qui échanger, de lectures accumulées, articles, conseils pour comprendre leur communication complexe, battements d'ailes et modulations sophistiquées de leurs cris, langage croisé du corps et de la voix, parfois simultanément. Elle traversa la rue, sourire aux lèvres, pensées pour lui au bout du monde, lui qu'elle attendrait le temps qu'il faudrait, elle n'avait plus peur maintenant, elle ne serait plus tout à fait abandonnée. Elle aurait sa perruche qu'elle cajolerait. Sa perruche, pour la remercier d'être là, compagne patiente de broderie, elle lui offrirait des os de seiche immaculés, purs, brillants de blancheur. Ça ferait un peu penser à la mer, à lui sur son bateau. C'était exaltant cette question de l'os de seiche, de son blanchiment. Ça occupait l'esprit : le bouillir ? ne pas le bouillir ? simplement le brosser sous l'eau du robinet puis le laisser se déprendre de son humidité sur le rebord de la fenêtre ? Elle avait lu des conseils contradictoires sur le sujet, elle était devenue experte, et toutes ces recherches, ça l'avait apaisée. Détachée de la littérature, éloignée de lui. La saison des seiches, les régions où l'on en trouve, plages où elles viennent s'échouer, mortes, et laisser leur squelette. Elle avait rêvé de beaux rêves d'os, d'hiver, de Morbihan
Un couple de perruches nymphomanes, voilà ce qu'elle avait maintenant. Elle devenait sourde à force de boucan, du tapage rythmé des battements d'ailes pendant l'accouplement, des sifflements frénétiques d'orgasme. Elle avait la douloureuse sensation d'être un peu l'os de seiche rongé. Derrière son comptoir encombré de lapins et souris et cochons d'inde, il l'avait tout de suite prévenue, le vendeur. Péremptoire. Les perruches ne supportent pas d'être seules, seules elles se laissent mourir, il faut au moins prendre un couple. Il y a de ces hasards, la vie est tellement ironique parfois, on a l'impression de voir le type là-haut, le créateur barbu, se tordre de rire. Vlan. Prends-toi ça dans la figure, Pénéfélicité, Félicilope, tu voulais te faire un joli reflet animal, perruche aux plumes vertes et brillantes, ondulées on les appelle, seule comme toi, avec qui converser, parler de lui infiniment, de l'homme attendu, et il avait fallu accepter de prendre un couple qui baise toute la sainte journée. Parce qu'elle n'avait pas osé dire non au vendeur, évidemment. Elle avait été faible. Une femme qui se perd à attendre un homme, qui se projette dans cette attente pour dix ans au moins, une incapable de dire non au moindre vendeur qui a un tout petit peu de science sur les mœurs des « psittacidae » (nom latin copié du grec, même pas du grec pur), c'est pas une digne représentante du sexe faible ? Hein ?
Et maintenant elle se disait :
« Ma vie est perdue.
J'habite avec un couple de perruches, avec deux oiseaux obsédés et popote, si je leur ouvrais la cage, ils ne partiraient même pas. Je brode des nappes et des napperons, les motifs sont de plus en plus compliqués, puis je les repasse et les range, bien pliés, dans l'armoire de la chambre. Je cherche le silence en moi. La concentration qu'il me faut pour la broderie me fait trouver le silence. J'oublie ainsi les cris et les bruits d'ailes, mon mâle sur ma femelle, vert plumage et front ondulé de noir, cire bleue intense du bec hurlant. Quand c'est trop de bruit, que la recherche du point parfaitement exécuté ne suffit plus à entrer en moi-même, à descendre assez loin pour m'exclure du vacarme, je cherche à atteindre, de mon aiguille levée, le plus vite possible, du mouvement le plus sûr, la lueur qui perce la persienne rabattue. C'est un jeu exigeant, qui demande une attention absolue, lever l'avant-bras d'un geste vif et rapide, attraper le soleil du premier coup. Lorsque je trouve le degré d'application qui me permet, plusieurs fois de suite, de réussir ce défi, ça crée une toute petite étincelle en l'air, éclat sur la pointe de l'aiguille, et la paix se fait enfin en moi.
Tout disparaît.
Lui et les perruches. Les perruches et lui. Les perruches qui me rappellent à lui. À son absence, à mon corps intact et intouché, son corps intact et intouché car il est allongé par terre quelque part, prisonnier de ses liens. Ça dure un instant, brève détente, le temps d'un soupir de soulagement et puis tout repart, les livres qui tournent dans ma tête, les histoires qui circulent, si nous étions des perruches, des reines et rois séparés mais promis aux retrouvailles, si j'avais des prétendants pour me distraire, me rassurer. Mais non, c'est Félicité la gagnante, la servante seule et bête, qui ne comprend rien à rien et passe à côté de tout, attend quoi, on ne sait pas, dans un monde rempli de perroquets qui font l'amour. »

Agnès Jauffrès, La brodeuse et les perruches, 2015
court récit écrit pour le Lampadaire