L'INTELLIGENCE DES PLANTES
Le mauvais nom
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LE MAUVAIS NOM

Quand je veux dire son nom je me trompe toujours. Quand on me demande ce qui fleurit en ce moment dans mon jardin, après avoir énuméré les forsythias, les pêchers, le cerisier, l’arbre à pivoines, l’abricotier dont les fleurs ont déjà presque disparu et dont les mésanges ont aimé manger le cœur, la bruyère aux fleurs blanches, les gueules de loup qui commencent à gonfler leurs boutons alors que je croyais qu’elles étaient annuelles, les nombreuses pâquerettes au blanc lumineux qui font ressembler mon jardin à la prairie sur laquelle marche la fée Viviane tout en préparant les filtres qu’elle donnera à boire à Merlin d’après le souvenir que j’ai d’une illustration que j’ai vue enfant et dont j’ai gardé la vision sans retenir le nom du peintre, et bien sûr les violettes, elles qui ont initié la saison des fleurs et qui, contrairement aux jonquilles, ou narcisses, parues au même moment, ont su préserver leurs pétales jusqu’à aujourd’hui, les lilas violets et blancs qui semblent rater leur saison leur grappes fleuries ressemblant plus à des asperges qu’aux magnifiques lilas auxquels j’étais habitué, quand enfin j’ai épuisé ma liste et que vient le tour de l’arbuste qui, en ce printemps, se croit le roi du jardin arborant ses fleurs sans doute moins belles que celles de l’arbre à pivoines mais plus majestueuses, plus tape-à-l’œil et devant lesquelles s’émerveillent toujours les visiteurs lorsqu’ils viennent me voir à cette époque de l’année, quand enfin j’en arrive là, je dois faire une pause, calmer mon esprit, contraindre mon cerveau, le rétrécir, l’auto-compresser, coincer tout ce qui sert à parler, car son nom ne paraît jamais du premier coup, toujours c’est magnolia qui me vient à la bouche, mais ce n’est pas un magnolia non, c’est un camélia. Et le mot camélia s’agglutine aux catleyas dont Odette s’était couverte, fleurs en bouquet pour la main, fleurs enfoncés à l’ouverture du corsage décolleté, fleurs attachées à l’aigrette en plume de cygne dans les cheveux – ce sont celles du corsage qui permirent à Swann de posséder Odette et de faire catleya –, au gardénia dont l’italien Pietro Crespi ornait sa boutonnière pour tenter de séduire, en lui traduisant des sonnets de Pétrarque, la paradoxale Amaranta Buendia, au magnolia posé sur le sein d’Anne Desbaresdes. Ni magnolia, ni catleya, ni gardénia, c’est un camélia qui clôt la liste de ce qui fleurit dans mon jardin, un camélia aux larges fleurs rouges qui, lorsque, lourdes, elles sont fatiguées de rester accrochées aux tiges portant les feuilles vernissées, se laissent tomber à terre comme des soucoupes, des assiettes à dessert – comment Marguerite pouvait-elle s’en faire un bouquet – le magnolia, non le camélia, voilà que, encore une fois le mauvais mot s’insère dans mon texte, succombe sous les fleurs.


Mais il y a trop de fleurs dans ce jardin, ou le jardin est trop petit pour subir cette surcharge de fleurs, le lilas se rabougrit, le pied des gueules de loup jaunit, les feuilles du camélia-magnolia-gardénia-catleya jaunissent comme celles de l’hortensia toutes en manque d’azote qu’une bonne terre de bruyère aurait dû leur procurer, les bestioles maudites se sont installées pour profiter de la tendresse verte des feuilles, le jasmin s’enroule, serré, autour des rosiers et allonge sournoisement ses tiges sur la surface de la terre à la recherche de l’endroit idéal pour y planter ses racines, la passiflore déborde de toute part, les racines du laurier, à fleur de terre, travaillent à leurs rejets. L’herbe pousse trop haute. Les moucherons, aussi nombreux que des grains de poussière, s’agitent dans les rayons de soleil. Comment respirer. Et ces afflux d’odeurs qui se préparent, celle enracinante et trop forte du jasmin, celle des roses et des violettes, celle du thym et de la menthe. Comment respirer. Ne manque plus que le serpolet, mon Dieu ! C’est un capharnaüm, même les oiseaux ne s’y retrouvent pas. Seul le camélia ne délivre aucune odeur, mauvaise fleur pour l’amour. Marguerite s’est trompée. Ainsi en va de son destin.

Maria Rantin, Le mauvais nom
Le Lampadaire 2020