PORTRAITS DE FAMILLE 1
Lucile et Raphaëlle
COLLECTION DES NOUVEAUTÉS
LA LETTRE DE LA FILLE DU SOLEIL

Je n’étais qu’espoir. Mais c’était un autre temps. Aujourd’hui c’est terminé. Je suis retombée à terre, de tout mon poids, se rappelle Lucile en ouvrant son courrier. Et quel poids ! de quoi faire tomber un échafaudage si tant est qu’elle eusse jamais pu se risquer à en escalader un. L’imaginer dans cette situation est impossible. Un spectacle navrant, car elle est navrante Lucile, qu’on l’imagine grimpant sur un échafaudage (et dans quelle intention, mon Dieu), ou qu’on l’observe aller et venir dans sa maison. Ce matin est comme tous les autres matins. Aussi lourd, aussi insipide, aussi désespérant qu’elle. On dirait qu’elle les contamine ces matins, ces journées. Elle les prend dans sa graisse et ils s’y perdent. Tous les matins, sur la balance, elle pèse le poids de l’attente. Elle n’attend rien de particulier, cela fait longtemps qu’elle n’attend plus rien de particulier, cela fait longtemps que tous ses espoirs se sont envolés, et qu’attendrait-elle, elle ne fait rien, elle entend juste le temps passer, même ça elle le fait de loin, le bruit du temps qui passe n’arrive plus à l’atteindre. Ce n’est pas un regret de ne plus l’entendre, elle a tout fait pour cela. C’est une habitude. En passant, ouvrir la boîte à lettre, voir son vide vert, en refermer la porte, et entrer chez elle. Sans une pensée. Parfois, de loin en loin, elle reçoit du courrier, des factures bien sûr, parfois une carte postale d’une lointaine amie qui ne connaît pas encore les vertus d’internet. Et ce courrier, quand elle le trouve dans sa boîte aux lettres, aucune émotion ne l’étreint, ni joie, ni angoisse, pas le moindre frémissement, encore moins la fébrilité ou l’excitation. Mais voilà qu’aujourd’hui, elle a une lettre. Ah, une lettre. Ça peut attendre. Si elle n’attend rien, la lettre peut attendre, c’est une sorte de vengeance, un prêté pour un rendu. Un « je te tiens par la barbichette » inutile. Un « je te tiens par la barbichette » qui s’éternise, aucun des deux ne rira, ah ça non pourquoi rirait-elle, et la lettre, si la condition de son ouverture est le rire, l’impatience, la joie de vivre, la lettre ne s’ouvrira pas. Même pas un sourire à l’idée de l’éventualité d’une lettre légèrement barbue, à l’idée qu’une lettre pourrait avoir une barbe, ou même un menton. Elle l’a compris, elle le comprend, elle ne se fait même plus rire, avant oui, elle s’en souvient encore, elle arrivait à se faire sourire de ses propres plaisanteries. Maintenant, c’est fini ; même quand, par le plus grand des hasards, une association d’idées saugrenues parvient à sa conscience, quand elle parvient à se l’énoncer, quand elle peut rencontrer une idée saugrenue, quand une idée lui fait signe et lui dit de venir jusqu’à elle, de faire une partie du chemin et qu’ensuite elle se donnera toute entière à son imagination, rien n’y fait, cela reste lettre morte. Elle refuse l’invitation, même pas avec dédain, même pas un refus. Un regard ailleurs, comme si elle ne l’avait pas vue, comme si ce n’était pas une idée, pas l’ombre d’une idée. Aucune connexion ne se fait dans son esprit qui cherche l’obscurité. Rien ne surnage dans ce glauque territoire. Aucune bouée, aucun sauvetage. Elle refuse de se sauver.
Tout cela n’est pas gai, se dit-elle, ouvrons la lettre. Tant pis, je l’ouvre.
C’est une photo, pas un mot, juste une photo. Pas une carte postale, non une photo, à l’ancienne sur du papier qui brille.
Une photo anonymée par le soleil.
Exprès ?
Qui est-ce ? Qui est-cette fille, car c’est une fille. Sa fille ? Car elle avait une fille. Pourquoi sa fille lui enverrait-elle une photo ? Elle a une fille. Qu’elle n’a pas vue depuis longtemps, depuis combien de temps déjà ?

Raphaëlle
Ça va, on me la fait pas, à moi la fille du soleil.
C’est la photo interdite. Ne fais pas les photos face au soleil. Tu ne peux pas, on ne verra pas le visage. Ne gâche pas la pellicule. C’est ce qu’on m’a toujours dit, mais moi qu’est-ce que ça me fait, à moi la fille du soleil. Comment faire des photos autrement qu’en plein soleil, quand on vit dans un pays de soleil. On ne va quand même pas se mettre à l’ombre, on ne va quand même pas se cacher.
Mais évidemment, avec le soleil tout le temps dans les yeux, comment voir la réalité en face. Même lire, on ne pouvait pas. Et surtout ne lis pas au soleil, la page blanche éclatante, c’est mauvais pour les yeux.

Raphaëlle veut bien le croire, mais maintenant qu’elle est plus vieille, elle doit bien admettre qu’elle voit mieux en plein soleil que dans la pénombre.

Raphaëlle
Alors qui avait raison, hein ?

À moins qu’elle n’ait trop lu au soleil, et que ceci soit la raison de cela.
La fille du soleil doit lire au soleil, affirme Raphaëlle.
La fille du soleil doit faire ses photos au soleil, en plein soleil, crie Raphaëlle à sa mère. Elle hurle, elle trépigne. Cette fille est folle, dit sa mère.

Raphaëlle
Et le portrait de qui, je devrais faire ? Est-ce que je sais qui j’ai photographié ?

Lucile
J’en ai toute une série de ces photos au visage annulé. Qui est-ce ? Il n’y a que le corps qui pourrait dire quelque chose, mais un corps sans visage, est-ce encore un corps ?

La lumière, la lumière, comme elle aimerait la pénombre, comme elle aimerait l’hiver si on le lui donnait, si on le lui permettait, si on le lui accordait, mais au lieu de cela non, elle n’a que cette lumière, mais comment peut-elle être si froide ? Sur ce point, elle est d’accord avec son ami Joseph, la lumière est froide, inexorablement froide. Comme lui, elle ne comprend pas pourquoi.

Qu’est-ce que tu vas faire avec ton fil, lui demande Joseph, broder ton corps ?
Ce fil que va-t-elle en faire ?
Et le fil de qui est-ce ?

Lucile
Pas question d’attraper le fil que l’autre me tend, ah ça non pas question. Pour qui se prend-elle celle-là ?

Joseph
le fil est vert
il ne tient à rien
il serait faux de croire qu’il tient à quelque chose
ni à un bout
ni à l’autre
il ne tient à rien
pas même à la main qui semble le tenir
du bout des doigts
ou en pleine main
il ne tient à rien

Lucile
Ce n’est pas une raison. Je ne le prendrai pas.

Lucile
Toute sa vie elle a attendu que quelque chose se passe, mais jamais il ne s’est rien passé, alors maintenant c’est fini, elle en a pris son parti.
Elle thésaurise l’attente.
Mais sa fille ne pèse rien, elle est éthérisée.

Raphaëlle
Un pèse-lettre pour Noël ? à quoi bon ? un pèse-mail ? avec le nombre de MO, c’est déjà prévu.

Lucile
Alourdie par la fatigue : la balance pèse la fatigue et la comptabilise, la rajoutant au poids des os et de la chair.

Joseph
Elle va l’envoyer à sa mère, sa photo, elle ne l’a pas vue depuis longtemps sa mère. C’est son autoportrait et elle n’y peut rien si elle a pris le flash en pleine gueule. Et je lui dirai, c’est ta fille, pas ton fils. Car il y a toujours eu ce problème.

Lucile
Celle-là ne bouge pas, c’est ça le problème.

Raphaëlle
Celle-là ne bouge pas, c’est ça le problème.

Joseph
Elles ne bougent pas. J’ai compris où est le problème.

Fred Lucas,
Pensées de la dame sur son banc, tenant en sa main une enveloppe contenant une photo sans un mot d’accompagnement
Pour le Lampadaire, 2014 ©