6 ÉCRIVAINS ET LA LUMIÈRE

DU LUSTRE AU MONDE ENTIER, Rolin






























P. 205-206























































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DU LUSTRE AU MONDE ENTIER, Rolin


Dieu a créé la lumière (dans l’ordre, sa seconde création – même si elle apparaît sous le nombre 3 dans la vulgate de Saint-Jérôme – après il s’est occupé du reste) en un claquement de doigts, facile de dire « que la lumière soit » et elle est.

1 in principio creavit Deus caelum et terram
2 terra autem erat inanis et vacua et tenebrae super faciem abyssi et spiritus Dei ferebatur super aquas
3 dixitque Deus fiat lux et facta est lux
4 et vidit Deus lucem quod esset bona et divisit lucem ac tenebras
5 appellavitque lucem diem et tenebras noctem factumque est vespere et mane dies unus
6 dixit quoque Deus fiat firmamentum in medio aquarum et dividat aquas ab aquis
7 et fecit Deus firmamentum divisitque aquas quae erant sub firmamento ab his quae erant super firmamentum et factum est ita
8 vocavitque Deus firmamentum caelum et factum est vespere et mane dies secundus (vulgate de Saint-Jérôme)
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
La terre était informe et vide ; il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour.
Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le second jour.»


Ne vous trompez pas, ce n’est pas un autre extrait de la Bible que vous allez maintenant découvrir sur l’écran. Lisez-le, vous comprendrez vite pourquoi.

Olivier Rolin, L’Invention du monde coll. Fiction & Cie, © Éditions du Seuil, 1993, Points, 1995, ch.19 :
« Seigneur, je me mourais d’impatience. Mais que lui fallait-il donc? Je décidai de faire pour elle étinceler ces calligrammes de tout l’or de la nuit. Je tirai sur l’Atlantique le grand voile d’encre, j’allumai d’un coup des rivières d’ampoules reflétées par la mer, des averses de lumière, des champs d’étincelles, des sillons dans l’obscurité où germaient des pousses de feu, d’immatérielles forêts dont il semblait que chaque feuille fût un éclat d’électricité : je fis disparaître Rio de Janeiro et suscitai à sa place un fantôme grouillant de lueurs, je posai Fortaleza comme une forteresse de cristal sur la côte, je fis retomber sur Recife, à la pointe de l’Amérique, une pluie d’embruns scintillants, j’allumai des millions de cierges dans l’ombre bleue de Salvador. Je fis miroiter les immensités de São Paulo comme une mer sous la lune, je poussai la marée de la nuit le long du rio de la Plata, je couvris Montevideo de fils et de pièces d’argent, je plaquai sur la Pampa, comme sur le visage d’un roi indien mort, l’immense masque d’or craquelé, de cabochons biseautés de Buenos Aires. J’incendiai les grilles de flammes des villes d’Amérique du Nord, Toronto, Detroit, Chicago, Cleveland, New York cousue par les agrafes incandescentes des ponts, j’eus soin de peindre en vis-à-vis, comme le second panneau d’un diptyque, éclaboussé de traînées de paillettes de plus en plus diffuses à mesure qu’elles s’éloignaient des radieuses géométries, le noir de l’eau. Je jetai dans les profondeurs des plaines les immenses filaments noctiluques des autoroutes. Lorsque j’eus allumé tous ces candélabres, brillant comme les cheveux de Marie-Madeleine dans la nuit du Golgotha, je vis que cela était beau. Et de nouveau, me tournant vers elle, je lui dis: “Je te donne, à toi, la gloire de ces royaumes, parce qu’elle m’a été livrée, et je l’offre à qui me plaît : et elle sera à toi si tu m’aimes.” Mais une troisième fois elle me résista et me dit: “Vade retro, Satanas.” »


Vous l’avez compris, j’en suis sûre, c’est le diable qui a inventé l’électricité et c’est un tout autre travail, quand même un peu plus sérieux, que de prononcer du bout des lèvres une parole performative et de voir ce qui va advenir. Vous avez sans doute repéré les étapes de cette entreprise satanique. Je vous les confie :

1. Décider de défaire le travail divin,
2. remettre la nuit sur le jour,
3. chambouler l’ordre de la nature,
4. mettre à mort les créatures de Dieu et en faire de vains fantômes,
5. métamorphoser les créations des hommes,
6. réutiliser tous leurs artefacts comme éléments lumineux,
7. organiser, désorganiser, restructurer, faire œuvre de peintre.
8. Offrir et être refusé : connaître l’échec.


Mais où sont passé les lustres ? me direz-vous, et qui s’en charge ? C’est l’esprit des hommes qui se meut au-dessus des eaux et les transforme en lumière (et spiritus Dei ferebatur super aquas) ; ce sont les hommes qui fabriquent les machines délirantes qui permettent de se prendre pour Dieu. Déroulez lentement le texte, soyez des lecteurs visionnaires, admirez le mouvement qui mène l’eau à la lumière, cherchez les mécanismes qui la démultiplient ; et si vous vous perdez dans ce qui est ou n’est pas lustre, ne craignez rien, je vous en donnerai la liste. Mais lisez d’abord.


Olivier Rolin, L’Invention du monde, ch.20 :
« A Puerto Maldonado, au Pérou, l’aube se lève sur les maisons au toit de tôle du lotissement Las Palmeras, les murs noirs du bagne, où tremble une unique lumière, se découpent sur le ciel jaune et vert, bientôt le soleil va faire jaillir ses palmes de feu au-dessus de la forêt qui, de l’autre côté du río Madre de Dios, file vers le jour rasant des pantanales et des serras amazoniennes, le jour oblique du Mato Grosso, le jour zénithal de Pernambuc et de l’Atlantique : c’est un escalier de lumière, Luz, qui à chaque instant se construit et se défait, une immatérielle et mouvante pyramide à degrés, faite de rayons et d’ombres, qui d’un océan à l’autre surplombe la forêt et le réseau des fleuves jeté en travers du continent comme les nervures d’une seule et immense feuille. Le río Madre de Dios qui enferme dans une de ses boucles, juste avant de recevoir le Tambopata, Puerto Maldonado, le mur noir du bagne, le lotissement Las Palmeras et la tête rasée, émergeant du sol au milieu d’un cercle de lampes, de Martín Levano Espinoza, attire ensuite à lui les cours du Manurimi, du Manupari, du Beni, du Yata et du Mamoré, et cette pyramide d’eau trouble qui se construit en avançant vers l’est à travers la grande forêt semble une ombre au sol, inversée, déformée, gondolée par le moutonnement des cimes, fractionnée par l’éclatement des arbres, des branches, des feuilles, de celle que la lumière élève dans le ciel. Après Villa Bella, cet escalier d’eaux devient le Madeira qui s’augmente de l’Abuná, du Branco et du Jaciparana, du Jamari, du Preto et du Jiparana, puis, gravissant toujours la forêt à contresens du jour, l’Ipixuna et le río dos Marmelos, le Mataurá, l’Araná et l’Aripuaná, et désormais cette gerbe de courants et de noms mêlés, tressés en un seul courant et un seul nom, commence à ressentir, à travers l’épaisseur spongieuse de la sylve des sylves, trouée de lacs, de marécages, de cours d’eau affolés tournant sur eux-mêmes, se recoupant, formant d’inextricables nœuds liquides, l’attraction, la succion géante de l’Amazone auquel elle se noue en aval de Manaus. Et la divinité qu’honorent cette pyramide d’air et de lumière, ces degrés de soleil étagés à l’infini, du sol terrestre au cœur ardent de l’astre, ne cessant de glisser l’un sur l’autre comme des écailles, détruisant et recomposant à tout instant la parfaite géométrie dont l’équilibre est un déséquilibre permanent – aussi rigoureux qu’un cristal et aussi volatil qu’une vapeur –, c’est une machine myriaspéculaire, une prodigieuse idole réfléchissante qui n’est autre que le monde. Oui je te le dis, toi dont le nom, Luz, veut dire lumière, qui te contemples une seconde dans la glace avant de partir t’entraîner au hockey sur les pelouses du Yacht y Golf Club d’Asunción – et ce que tu vois et qui te tire un sourire orgueilleux, et que je vois aussi et qui me tire un soupir amoureux (ah, être ton entraîneur… te chercher quelques crosses…), c’est, dans le camée ovale du visage que porte un cou souple et dense, sur lequel quelques muscles nets tendent la peau doucement luisante, couleur d’une de ces rivières près de la source, dont le cuivre et l’ocre des alluvions n’ont pas complètement encore altéré la limpidité, une grande bouche indolente, un nez délicat, à l’arête légèrement creusée, de longs yeux dont les cils redoublent la courbe du nez, à demi masqués, ombreux, sous le vif désordre de mèches noires, c’est toute une beauté stupéfiante de lignes esquissées, de sang sous la peau, de paupières baissées, d’ivoire et d’ambre, des veloutés devinés de soie et de petit-gris, de sauvagine –, je te le dis, ô ma Délie, le monde est un miroir de miroirs. Imagine –mais en infiniment plus compliqué – une de ces machines cristallines que décrivent les traités de géomètres alexandrins, de jésuites baroques ou d’abbés cabbalistes de Bohême (et même si tu ne vois pas de quoi je parle, ça ne fait rien, tu vas comprendre), appareils à métamorphoses, roues catoptriques, cabinets de facettes, tourniquets et jongleries de rayons ricochant, entrecroisés, multipliés, divisés, additionnés, soustraits, toute une géométrie et une arithmétique d’éclats captifs, une fantasmagorie qui faisait les délices des philosophes et des princes savants, une miroiterie faustienne qui scintillait dans l’ombre des Kunst-und Wunderkammern du XVIIIe siècle… Tu me suis? Rouets et métiers à tisser l’illusion, boîtes à météores qui d’un livre faisaient une bibliothèque, d’une maison une ville, d’un brin de persil une forêt, qui transformaient un homme en l’apparence d’une armée, ou bien en minotaure ou en cyclope… Imagine donc un de ces dispositifs, mais infiniment plus raffiné, quelque chose comme une sphère tournant à l’intérieur d’une autre, chacune d’elles formée de millions de facettes réfléchissantes dont l’inclinaison varierait en permanence: tu me suis? Imagine encore que certains de ces miroirs mobiles sont colorés, que d’autres sont déformants, concaves ou convexes, d’autres bossués comme ceux qu’on nomme “sorcières”, que d’autres encore sont constitués, à la manière des tabulae scalatae, de lames ou prismes tournants, et tu auras une toute petite idée de l’infinité de figures qu’ils peuvent produire à partir d’un archétype unique. Et c’est ainsi, Luz, que s’engendrent les figures du monde qui, pour diverses qu’elles soient, ne sont que l’écho, plus ou moins lointain, plus ou moins déformé, combiné, compliqué, crypté, d’une forme unique et jusqu’à ce jour inconnaissable. »

Et voici les 6 lustres.
Lustre 1. Une lumière mouvante
« c’est un escalier de lumière, Luz, qui à chaque instant se construit et se défait, une immatérielle et mouvante pyramide à degrés, faite de rayons et d’ombres, qui d’un océan à l’autre surplombe la forêt et le réseau des fleuves jeté en travers du continent comme les nervures d’une seule et immense feuille »


Lustre 2. L’horizontale des eaux devient verticalité
« cette pyramide d’eau trouble qui se construit en avançant vers l’est à travers la grande forêt semble une ombre au sol, inversée, déformée, gondolée par le moutonnement des cimes, fractionnée par l’éclatement des arbres, des branches, des feuilles, de celle que la lumière élève dans le ciel »

Lustre 3. Parce que le monde lui-même est un grand lustre
« une machine myriaspéculaire, une prodigieuse idole réfléchissante qui n’est autre que le monde. »

Lustre 4. en cristal
« une de ces machines cristallines que décrivent les traités de géomètres alexandrins, de jésuites baroques ou d’abbés cabbalistes de Bohême (et même si tu ne vois pas de quoi je parle, ça ne fait rien, tu vas comprendre), appareils à métamorphoses, roues catoptriques, cabinets de facettes, tourniquets et jongleries de rayons ricochant, entrecroisés, multipliés, divisés, additionnés, soustraits »

Lustre 5. en mouvement
« quelque chose comme une sphère tournant à l’intérieur d’une autre, chacune d’elles formée de millions de facettes réfléchissantes dont l’inclinaison varierait en permanence »

Lustre 6. Une infinie miroiterie
« certains de ces miroirs mobiles sont colorés, que d’autres sont déformants, concaves ou convexes, d’autres bossués comme ceux qu’on nomme “sorcières”, que d’autres encore sont constitués, à la manière des tabulae scalatae, de lames ou prismes tournants, et tu auras une toute petite idée de l’infinité de figures qu’ils peuvent produire à partir d’un archétype unique. »

Sophie Saulnier, pour le Lampadaire, 2014




































Les extraits de L'Invention du monde d'Olivier Rolin sont publiés avec l'aimable autorisation de son éditeur.