NOTES DE LECTURES
Éloge du subjonctif
L’écueil, Edith Wharton
Une année à la campagne, Sue Hubbell
Éloge du subjonctif

Après la lecture d’un roman dit de non fiction, qui privilégie l’usage de l’indicatif, et une relative platitude dans l’écriture, quel étonnement et quel plaisir de tomber nez à nez sur le subjonctif et la pratique du si difficile art de la concordance des temps.

Cela m’est arrivé dernièrement au cours de la lecture de L’écueil d’Edith Wharton et d’Une année à la campagne de Sue Hubbell, deux livres traduits de l’anglais.

Lisez ce joyau

« Il n’était pas exclu, à cette époque, que Brian atteignît ses dix-huit ans alors que la guerre durait encore. Même si je devais organiser tout un mouvement de la paix pour parer à cette éventualité, aucun gouvernement n’allait être autorisé à envoyer mon fils à la guerre. » p. 119 Une année à la campagne, Sue Hubbell, traduit de l’anglais par Janine Hérisson, 1988, (collection folio)

Bel exemple de « l’ éventuel », trop aimable, Sue, d’insérer « cette éventualité » dans ta phrase. Merci, Sue, cela va m’aider à parfaire la rédaction de ma grammaire.

On apprend le langage de la concordance des temps en apprenant le latin et le grec, on sait la pratiquer, grammaire à la main, règle sous les yeux, on vérifie les conjugaisons, et on tente l’affaire, on exécute le thème, on rend sa copie et on attend le jugement : la note attribuée par le professeur, qui, lui, connaît sa grammaire par coeur et sait l’appliquer. La note sera souvent désastreuse. La note aura toujours/souvent été désastreuse.

Et lisez cette phrase de Flaubert, dans la lettre qu’il adresse à Fromentin:
« Je ne vous reproche qu’une chose : un peu de longueur, peut-être ? Votre livre eût gagné en intensité si vous eussiez enlevé quelques répétitions, la Littérature étant l’art des sacrifices. »

Traduisons en français d’aujourd’hui :
« Votre livre aurait gagné en intensité si vous aviez enlevé quelques répétitions, la Littérature étant l’art des sacrifices. »
La version subjonctive n’est-elle pas plus perfide?

Sur le site du Nouvel Observateur, on lit cette « Remarque : lorsque le verbe de la subordonnée doit être conjugué au subjonctif, seuls le présent et le passé du subjonctif sont aujourd'hui utilisés dans le langage courant.
 Exemple : Je voulais qu'il arrive à l’heure. »

Mais où est l’exemple du subjonctif passé?
Alors que oui, on aimerait tous qu’il soit arrivé à l’heure, qu’il arrivât à l’heure, qu’il fût arrivé à l’heure.
Ah, comme on aurait aimé, comme on l’aurait voulu.

Les grammaires contemporaines les plus raffinées (je veux dire celles qui s’appuient sur les savoirs linguistiques), font la même remarque et commentent ainsi la disparition de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif : « Ces deux temps, très employés dans la langue classique, n’appartiennent plus à la langue courante d’aujourd’hui. Après avoir longtemps fonctionné comme les deux temps latins correspondants, ils ont été progressivement supplantés par le présent et le passé du subjonctif, qui se sont chargés de leur valeur temporelles et par le conditionnel qui exprime leurs valeurs modales (potentiel ou irréel) » Grammaire méthodique du français.

Si on ne sait pas toujours faire concorder les temps du subjonctif, du moins sait-on qu'il existe une règle, une possibilité d'y avoir recours, d'y aller voir. On se contente du subjonctif présent, parce qu’il est à peine visible, et on s’en sort à peu près avec le subjonctif passé s’il ressemble à du présent.

Ah non, pardon, dans un roman contemporain, qui utilise essentiellement l’imparfait et le plus-que-parfait de l’indicatif, j’ai tout de même trouvé un subjonctif plus que parfait :
« Bien qu’elle eût préféré refuser de me rencontrer, ce qu’elle me dit d’emblée, elle s’était décidée à me parler pour me dissuader d’écrire quoi que ce soit. »
Où classer cette bizarrerie (et trois verbes qui se suivent) ? dans quelle catégorie ? un irréel du passé qui se réalise dans le présent ? une démonstration du passage de la langue parlée (elle n’a certainement pas dit « bien que j’eusse préféré refuser de vous rencontrer ») à la langue écrite et littéraire. Quelle démonstration du savoir écrire, nous fait l’auteur?

Imparfait et plus-que-parfait du subjonctif sont devenus les vestiges, les ruines d’une autre langue, une langue étrangère, qui appartient au passé, à la mythologie et aux dieux savants.

La grammaire raffinée qui se veut synchronique et prétend ne s’occuper que des usages, ne peut passer complètement sous silence ces deux temps du subjonctif : « Dans une perspective historique plus vaste, il convient cependant de connaître dans quel cas l’imparfait et le plus-que-parfait du subjonctif peuvent se rencontrer. »

Et ainsi se fait le retour au latin, au potentiel, à l'éventuel, et à tous ces irréels.

Non, tout ceci n’est pas nostalgie de ma part.
Non, je ne réclame pas le retour du subjonctif, ni de l’imparfait du subjonctif ou quelque autre de ces temps du passé. Non, mais les rencontrant au fil de mes lectures, j’en admire l’usage, la perfection, et même l’audace de celui ou celle qui s’en empare pour orner une pensée complexe ou une situation où l’on voudrait faire ce que l’on ne peut pas faire, ou bien où l’on s’interdit de faire quelque chose que l’on fait malgré tout.

Joseph Pasdeloup
Éloge du subjonctif,
novembre 2025